SALLANCHES (France), 268 km
Bernard HINAULT (Fra) en 7h32'16"
2. Gianbattista Baronchelli (Ita) à 1'01"
3. Juan Fernandez (Esp) à 4'25"
4. Miro Panizza (Ita)
5. Jonathan Boyer (Usa)
6. Bert Pronk (Hol)
7. Roger De Vlaeminck (Bel)
8. Jorgen Marcussen (Dan)
9. Sven-Ake Nilsson (Sue)
10. Giovanni Battaglin (Ita) à 8'34"
11. Robert Millar (Gbr)
12. Johan De Muynck (Bel)
13. Jostein Wilmann (Nor) à 13'52"
14. Bruno Wolfer (Sui) à 20'00"
15. Gody Schmutz (Sui)
Partants : 107
Classés : 15
Moyenne : 35.55 km/h
La liste des partants :
Tous les maillots de 1980 par Jean-Louis
Bey
ALLEMAGNE
BRAUN Gregor
HALLER Rolf
HINDELANG Hans
JAKST Hans
SINGER Willi
THALER Klaus-Peter
AUSTRALIE
ANDERSON Phil
BESANKO Peter
DE LONGVILLE Jef
HAMMOND Terry
SEFTON Clyde
TREVORROW John
AUTRICHE
JAGSCH Erich
SCHONBACHER Gerhard
BELGIQUE
CLAES Ronny
CRIQUELION Claude
DE MUYNCK Johan
DE VLAEMINCK Roger
DE WOLF Fons
JACOBS Joseph
MARTENS René
PEETERS Ludo
POLLENTIER Michel
VANDENBROUCKE Jean-Luc
VAN SPRINGEL Herman
WILLEMS Daniel
DANEMARK
ANDERSEN Kim
BAUSAGER Per
MARCUSSEN Jorgen
ESPAGNE
ALFONSEL Bernardo
ARROYO Angel
CHOZAS Eduardo
FERNANDEZ Alberto
FERNANDEZ Juan
FORTIA Jorge
LAGUIA José-Luis
LASA Miguel-Maria
LEJARRETA Marino
LADRON DE GUEVARA Rafael
RUPEREZ Faustino
VIEJO José-Luis
ETATS-UNIS
BOYER Jonathan
MOUNT George
FRANCE
ALBAN Robert
BERNAUDEAU Jean-René
BOURREAU Bernard
CHALMEL André
HINAULT Bernard
MARTIN Raymond
MARTINEZ Mariano
OVION Régis
SEZNEC Christian
THEVENET Bernard
VALLET Bernard
VILLEMIANE Pierre-Raymond
GRANDE-BRETAGNE
BARRAS Sid
BAYTON Phil
EDWARDS Phil
HAYTON Dudley
KERSHAW Jack
LAMBERT Keith
MILLAR Robert
HOLLANDE
KNETEMANN Gerrie
KUIPER Hennie
LUBBERDING Henk
MAAS Jo
NIEUWDORP Heddy
OOSTERBOSCH Bert
PRIEM Cees
PRONK Hubert
RAAS Jan
VAN DER VELDE Johan
VAN KATWIJK Piet
VAN VLIET Leo
ZOETEMELK Joop
IRLANDE
KELLY Sean
ITALIE
BARONCHELLI Gianbattista
BARONE Carmelo
BATTAGLIN Giovanni
BECCIA Mario
CERUTI Roberto
CONTINI Silvano
GAVAZZI Pierino
LUALDI Valerio
MOSER Francesco
PANIZZA Vladimiro
SARONNI Giuseppe
VISENTINI Roberto
JAPON
NORIO Sugita
LUXEMBOURG
DIDIER Lucien
NORVEGE
KNUDSEN Knut
WILMANN Jostein
SUEDE
NILSSON Sven-Ake
SEGERSALL Alf
SULKAKOSKI Ove
SUISSE
BOLLE Thierry
DEMIERRE Serge
FUCHS Joseph
GISIGER Daniel
LIENHARD Erwin
MUTTER Stefan
SALM Roland
SCHMUTZ Godi
SUMMERMATTER Marcel
SUTTER Ueli
WEHRLI Joseph
WOLFER Bruno
Sallanches 1980 : Jamais, sans doute, un coursier n'avait autant
surclassé partenaires et adversaires, lors d'un Championnat du Monde, que le
"Blaireau" ce jour là.
Il était une fois, dans une contrée lointaine du royaume de France, une province
à nulle autre pareille. Déjà, cette terre à l'appendice proéminent et qui
semble, malgré toute les lois de dame nature, pourfendre ainsi les éléments
contre vents et marées génère un sentiment profond d'irrationnelle et de
mystère. Cette Armorique ancestrale trône depuis la nuit des temps revêche
et rebelle à toute invasion non consentie. Elle s'hérisse souvent, plie parfois
mais ne rompt jamais. Le caractère de ses indigènes a été de tout temps
imprégné des blessures et des meurtrissures nées de leur volonté farouche
à exister en conservant jalousement leur entité. Elles ne sont plus nombreuses
dans ce cas aujourd'hui. Bretagne, terre et mer, deux identités mêlées pour
un même amour fusionnel. De la côte d'Emeraudes à la côte des Mégalithes,
en passant par celles du Goêlo, du Granit Rose, des Légendes, des Cornouailles,
au delà de la Mer d'Iroise et des phares austères mais salvateurs de Seins,
de Ouessant ou de l'archipel des Guenan à l'île de Groix ou Belle Ile en Mer,
tout ici transpire le sacrifice, le courage et inspire la volonté et la solidarité.
Ce kaléidoscope génétique et topographique par nature, se fond et se confond
pour ériger à terme un individu, un roc, un menhir imperméable aux rigueurs
et à l'adversité insidieuse, un Breton. Les clichés et autres images d'Epinal
ne sauraient à elles seules orienter et axer nos consciences de candides invétérés
concernant les us et coutumes ancestrales de la patrie de "Merlin".
La Bretagne, microcosme et kolkhoze auréolée d'un patrimoine culturel et sportif
rare a, de tout temps, engendré l'exception. L'exception de ses traditions,
bien évidemment, mais aussi et surtout l'acuité physiologique de la plupart
de ses enfants. Qui, n'a pas le souvenir d'un champion engendré et issu du
"pays" de ces emblématiques Korrigans des grottes de la vallée verdoyante
des Traouïero. Qui ne s'est jamais enthousiasmé, enflammé, extasié devant
le courage, l'abnégation et le "Jusqu'au boutiste", parfois, de ces
descendants d'Anatole le Braz, lui-même, digne dépositaire du "Yeun Ellez",
de sinistre mémoire. Ce n'est faire injure à quiconque, ici, que d'affirmer
sans trop risquer de se fourvoyer que nul ne s'est autant identifié à sa terre
que le résidant des Monts d'Arrée, d'Huelgoat, de Bréhat, Roscoff, Paimpol,
des forêts de Brocéliande ou de Paimpont. C'est au sein de ce pantagruélique,
ce gargantuesque réservoir de "besogneux", d'hommes providentiels
que va éclore le joyau qui allait éclabousser de sa classe une génération
de "sautes ruisseau" et émerveiller une caste d'aficionados en mal
de héros. Issu du septentrion de cette Armorique éternelle, royaume privilégié
des Fest Noz et Pardon échevelés, Yffiniac, plus précisément, Bernard Hinault
va générer un engouement, susciter une admiration que seuls nos "aïeux"
peuvent se targuer, se vanter même, d'avoir éprouvé.
Le but, aujourd'hui, n'est nullement de narrer sa carrière légendaire, ni
même de conter la maestria et l'insolence dont fit preuve l'Yffiniacais lors
de ses triomphes les plus emblématiques telles la "Doyenne 80", la
"Lombardie 79", l'Enfer 81 ou bien à l'occasion de ses cinq Grande
Boucle, de ses trois Giro voir de ses deux Vuelta, non, ma démarche, et elle
n'en est que plus atypique, est de m'attacher à la course, le chef d'oeuvre
qui demeure et demeurera à jamais dans la mémoire collective à savoir, le
Championnat du Monde sur route de Sallanches en 1980. Il s'avère rare, très
rare dans l'histoire de ce sport qu'une course ait été autant maîtrisée,
techniquement et tactiquement, qu'elle ait été, en outre, à ce point accomplie,
aboutie. Ce fut une sorte de perfection linéaire au gré de son entière circonvolution.
L'adaptation aux conditions climatiques déplorables, du début de course, fut
également appréhendée à la fois sereinement et façonnée d'une manière
frisant l'anecdotique. Si j'use d'une ébauche en règle de l'épreuve qui va
suivre c'est uniquement pour avaliser la limpidité du cheminement de son évolution
dans le temps. Les péripéties qui vont suivre, la stratégie mise en place,
concoctée, mitonnée et réalisée tel un art sont l'oeuvre d'un seul et même
homme. En effet, je ne suis pas loin de subodorer que seul le "Blaireau"
possède l'ingéniosité d'esprit et de caractère, la volonté pour concrétiser
dans les faits tout un plan de bataille savamment organisé en préambule de
la course. Ajoutons que de mémoire de suiveurs, journalistes, inconditionnels
de tous bords et champions de toutes générations, jamais peut être, un Championnat
du Monde sur route n'avait et n'a, jusqu'alors, présenté un parcours aussi
difficultueux, sélectif et piégeux que le parcours Haut Savoyard.
La participation s'avère être à la hauteur du challenge à relever à savoir,
royale. Egratigné, bafoué voir humilié par nombre de "journaleux"
amnésiques, Bernard Hinault, dont le genou, en juillet du côté de Pau, s'est
révélé être aussi médiatique et universel que le nez de Cléopâtre, ronge
son frein depuis cette date et rumine en silence une vengeance qu'il subodore
et espère secrètement éclatante et implacable. Lorsque l'on connaît un tant
soit peu le "bonhomme", confronté qu'il est à l'adversité et à
l'injustice, nul doute que l'on est en droit de s'attendre de sa part à un
spectacle à la hauteur du préjudice subit à savoir, cauchemardesque pour
ses détracteurs et adversaires. Le Colonel Richard Marillier n'en a pas
pour autant opter pour une hégémonie Renault pourtant chère à Cyril Guimard,
se contentant simplement d'adjoindre au "Blaireau" ses plus fidèles
lieutenants tels Jean René Bernaudeau, André Chalmel et Pierre Raymond Villemiane.
La Redoute Motobecane avec Robert Alban, Mariano Martinez et Bernard Vallet
ainsi que les Miko Mercier de Raymond Martin et Christian Seznec seront les
autres formations représentées en nombre au sein du groupe tricolore. Bernard
Bourreau de Peugeot, Régis Ovion de Puch et Bernard Thevenet de Teka complèteront
ce commando résolument tourné vers l'épreuve de force en haute altitude.
Pour tenter de contrer cette armada avinée de revanche salvatrice les Italiens
apparaissent alors comme les plus aptes à tirer leur épingle du jeu et ainsi
contrecarrer les desseins de conquête du "Blaireau" et ses sbires.
Giambattista GB Baronchelli omniprésent depuis le début de saison, Giovanni
Battaglin troisième du dernier Giro remporté par Bernard Hinault, Mario Beccia
lauréat du Tour de Suisse, Silvano Contini malheureux sur le Giro mais revanchard,
Vladimiro Panizza dauphin du Breton en Italie, Giuseppe "Beppe" Saronni
vainqueur au sommet d'Huy, Roberto Visentini, le "play boy" argenté
et Francesco Moser auteur du triptyque lors de Paris Roubaix, seront à n'en
pas douter à la hauteur de l'évènement.
Les sélectionnés d'Outre Quiévrain présenteront une formation complète
autour du vainqueur du "Ronde", Michel Pollentier. Claudy Criquelion,
troisième de la Vuelta et toujours placé lors des "Ardennaises"et
Johan de Muynck au pied du podium de la Grande Boucle et montagnard émérite
qu'épauleront efficacement les jeunes loups Fons de Wolf et Daniel Willems
devraient être d'une grande aide au coureur le moins esthétique du peloton
depuis notre "Biquet" national. Côté Espagnol, Faustino Ruperez
grand triomphateur de la Vuelta, Marino Lejarreta lauréat du Tour de Catalogne,
Alberto Fernandez vainqueur, lui, du Tour du Pays Basque ainsi que son homonyme
Juan ne manqueront pas, en excellents escaladeurs qu'ils sont, de s'immiscer
au sein des échappées qui ne manqueront pas de se développer tout au long
de ce tracé tumultueux. Enfin, les Pays Bas offriront une belle brochette de
candidats potentiels au maillot irisé. A tout seigneur, tout honneur, Joop
Zoetemelk, le tout frais émoulu lauréat de la Grande Boucle semble avoir retrouvé
une seconde jeunesse sur les routes de juillet. Le résidant de Germiny l'Evêque
sera entouré de belle manière par le vainqueur de Gand Wevelgem, le bouillonnant
Henk Lubberding aidé, pour la circonstance, de son "frère siamois"
Johan Van Der Velde impressionnant en juin lors du Dauphiné qu'il s'adjugea
de toute sa classe. Ajouter au crédit des Néerlandais, l'expérience de baroudeurs
tels Hennie Kuiper, véritable "4x4" de service, et de l'incontournable
et inénarrable Jan Raas et vous aurez un aperçu des chances réelles des "Oranges
Mécaniques". Demeurent les individualités des nations moins pourvues
en nombre de coureurs compétitifs sur des terrains aussi escarpés et à
ce petit jeu de chaises musicales d'un autre âge, certains possèdent de réelles
chances de chambouler l'ordre établi. En vrac je citerai le teigneux et accrocheur
Australien Phil Anderson, la "ballerine des cimes" l'Ecossais Robert
MIllar, les Vikings rugueux et besogneux mais pétris de talent tels les Danois
Kim Andersen et Jorgen Marcussen, le Suédois Sven Ake Nilsson ou le Norvégien
Josten Wilmann et enfin les Helvètes Stefan Mutter, dauphin de "Gibus"
sur la "Course au Soleil" et Ueli Sutter.
Le plafond est bas, en ce dimanche 31 août au matin, le déluge s'est abattu
toute la nuit et les séquelles de ces pluies diluviennes demeurent tenaces
et ses effets insidieux augurent une entame de course des plus hasardeuse. La
fraîcheur matinale ajoutée à l'atmosphère humide génère chez les coureurs
une appréhension légitime et une prudence extrême dans l'optique et la manière
d'appréhender la descente tourmentée et technique de "Domancy".
Les coureurs scrutent de leurs regards déjà aiguisés l'horizon encore passablement
embrumé et aux contours toujours incertains. Toutefois, la météorologie s'annonce
optimiste et les risques inhérents aux ondées de la nuit devraient s'estomper
et s'évaporer définitivement à mesure de l'évolution de la course. Ce sont
donc cent sept courageux qui s'élancent ce matin- là pour ce qui sera l'un
des, si ce n'est le, plus terrible et cruel Championnat du Monde sur route de
l'histoire de la "Petite Reine". De par sa configuration, l'épouvantail
"Domancy" effraie les hommes les plus rompus aux us et coutumes des
dénivellations les plus insensées et la répétition de son ascension hante
les esprits des plus aguerris. Il sera nécessaire d'être bougrement costaud
pour parvenir sur la ligne d'arrivée sans encombre, soyons en certains.
Les premiers tours sont le théâtre d'une attaque franche quoique hasardeuse
à ce moment de la course de l'énigmatique Johan De Muynck. Cette accélération
intempestive et présomptueuse suggère alors au Breton de revenir sur le vétéran
d'Outre Quiévrain afin de tester opportunément un des favoris de ce Mondial.
En outre, le froid ajouté à la chaussée trempée pouvait très bien, et pour
cause, s'avérer piégeuse lors de la descente de "Domancy". Aussi,
n'hésitera t'il pas un seul instant lorsque la possibilité lui sera donné
à très peu de frais de se familiariser avec cette descente, seul à l'avant,
afin de reconnaître sereinement la fiabilité ainsi que la dangerosité de
celle-ci. Un peu plus d'une trentaine de secondes d'avance permettra au duo
de s'aérer l'esprit en mémorisant les courbes sinueuses avant d'être repris
vers le vingtième kilomètre. A l'entame du troisième tour, trois hommes prenaient
soudain la poudre d'escampette. Figuraient désormais à l'avant, le rugueux
Suisse Ueli Sutter, le jeune espoir Danois Kim Andersen et bien évidemment
le Français de service en la personne du fidèle parmi les fidèles, Mariano
Martinez, l'éminent mouflon de La Redoute. Au huitième tout, les choses demeurent
en l'état et les trois fuyards caracolent toujours devant. La montée de "Domancy"
devient, cependant, de plus en plus compliquée à appréhender pour le trio
de tête et lors de cette antépénultième ascensions, l'Helvète Ueli Sutter,
éreinté, est inexorablement décramponné pour le compte par le protégé
du "Gicleur aux damiers" Jean Pierre Danguillaume, Kim Andersen et
par son compagnon d'échappée, le plus Français des Ibères, Mariano Martinez.
Les deux hommes de tête sont à bloc, vautrés sur leur monture et marqués
par la violence de l'effort.
Devant, le Danois file grand train assis bien calé sur sa selle, tout en puissance.
Dans sa roue, le Français, averti de la stratégie mise en place par son leader
en personne, ne prend aucun relais et dans son style si particulier arpente
la chaussée en danseuse, balançant son buste désarticulé de gauche à droite,
donnant l'impression bizarre mais néanmoins angoissante de pouvoir choir à
tout moment. Lors des prémisses de ce Mondial, au cours des premières révolutions
de ce terrible circuit, les abandons prématurés du roublard Jan Raas, du Brestois
Christian Seznec et du Bourguignon Bernard Thévenet démontrèrent, si
besoin était, que pour aborder ce type de circuit démoniaque, il était nécessaire
d'être à cent pour cent de ses capacités. Apparemment aucun de ces trois
ô combien talentueux coursiers n'affichaient une condition irréprochable,
loin s'en faut. En outre, les excédents de poids ainsi que les coursiers à
la morphologie par trop charpentée ne trouvèrent guère, à mesure que la
sélection s'opérait, loisir à échafauder des plans de conquête. Un petit
rappel pour nous montrer que Sallanches est bien une terre de champions puisque
qu'en 1964, sur un parcours beaucoup moins capricieux qu'aujourd'hui, le Batave
à lunettes Jan Janssen était devenu Champion du Monde des professionnels tandis
que l'ogre Eddy Merckx débutait, par une titre amateur, sa moisson apocalyptique
de victoires.
Au sommet de "Domancy" Andersen passe devant Martinez dans la roue.
Plus rien n'interviendra avant le douzième passage si ce n'est l'absorption
des trois fuyards par un peloton glouton. A cent sept bornes de la banderole
d'arrivée, l'esthète Francesco Moser et le plus Français des Néerlandais
Joop Zoetemelk ont, à leur tour, jeté l'éponge. Le "Ceco" pas vraiment
à son aise sur des pourcentages aussi abruptes et répétitifs sombre corps
et âme tout comme le vainqueur "usurpateur" de la Grande Boucle qui,
pourtant, faisait figure de légitime épouvantail ce matin encore. A l'avant
de la course, une trentaine de coursiers se sont isolés. Tous les clients ou
presque à la victoire finale figurent, bien évidemment, en son sein. Pèle
mêle, les Transalpins Giovanni Battaglin, Vladimiro Panizza, Roberto Visentini
et "GB" Baronchelli, les Français Bernard Hinault, André Chalmel,
Bernard Vallet et Jean René Bernaudeau, les Belges Michel Pollentier, Johan
Van Der Velde et Johan de Muynck, le Suédois Sven Ake Nilsson, le Norvégien
Josten Wilmann ou encore l'Ecossais Robert Millar. Le "Blaireau" emmène
ce groupe à vive allure sans même quémander un seul instant une aide bienfaitrice
à défaut d'être salvatrice, tant le Breton apparaît impressionnant et virevoltant.
Dans les premiers lacets de "Domancy" Bernard Hinault, plus acariâtre
que jamais, toujours en pôle, imprime un rythme endiablé. En danseuse, comme
à son habitude lorsqu'il impose son tempo, le "Blaireau" déploie
son énorme puissance à une cadence infernale. L'écrémage du groupe s'effectue
alors avec une régularité chirurgicale et une densité invraisemblable. Le
Breton insolent de facilité impose son autorité implacable sur l'ensemble
du peloton tel un despote des temps anciens. Au deux tiers de la pente, le Breton
n'est plus suivi que des seuls Pollentier, Baronchelli et Van Der Velde. Tous
ses adversaires sont éparpillés. C'est l'hallali !
Alors que nous apprenons l'abandon du "Beppe", Hinault poursuit son
travail de sape, ne déléguant aucun relais à ses compagnons de route, sans
doute bien trop heureux de, ne serait ce, que demeurer dans son sillage. A l'approche
du sommet, le Breton relance encore l'allure et derrière tous sont à l'agonie.
Exceptionnel, inouï ce que réalise Bernard Hinault lors de cette montée.
Au sommet de ce treizième passage le Français passe en tête devant Pollentier,
seul coursier à parcourir plus de kilomètres que ses camarades, et Baronchelli.
Van der Velde est à une cinquantaine de mètres derrière et Battaglin puis
Panizza passent avec un débours d'une quinzaine de secondes. Suivent Nilsson
à vingt secondes précédant Wilmann et Millar de cinq secondes. Le peloton
emmené par un Visentini inénarrable "Adonis" de ses dames et où
l'on reconnaît entres autres De Muinck et Kuiper basculent avec un retard de
quarante cinq secondes. Le Français Bernard Vallet accompagné de l'Américain
Jonathan Boyer, chercheur de serpent en Californie, à ses heures, membre de
US Créteil, à l'occasion, passent au sommet à près d'une minute.
Au bas de la descente les quatre hommes de tête, Hinault, Pollentier, Baronchelli
et Van Der Velde se sont regroupés. Derrière la paire Battaglin et Panizza
entame un véritable "Baracchi" pour tenter de rejoindre de
quatuor de tête. Les deux Transalpins, profitant du relâchement coupable des
fuyards rentrent au passage sur la ligne annonçant le quatorzième tour. Il
y a, désormais, trois Italiens devant. Ce nouveau groupe de six unités passe
sur la ligne nantis de dix secondes d'avance sur le groupe Visentini, Ruperez,
Marcussen, Nilsson et MIllar revenus comme des avions dans les faubourgs de
Sallanches. Un autre groupe comprenant Kuiper, Criquelion, De Muynck,
"Monsieur Paris – Roubaix" Roger De Vlaeminck, Vallet et Boyer
passe avec une quarantaine de secondes de retard. Jean René Bernaudeau pour
sa part franchit seul la ligne d'arrivée une minute pile après son leader.
Les six hommes de tête se sont relevés un instant pour se ravitailler avant
de se présenter pour la énième fois au pied du mur. Ce petit contre temps
frugal permettra au groupe Visentini de recoller, mais pour combien de temps,
au groupe Hinault. Onze hommes à l'avant de la course désormais. Dans la foulée
on apprend l'abandon de Mariano Martinez tout simplement héroïque et fantastique
en début de course. A moins de trois tours de l'arrivée, HInault remet le
couvert. Marcussen est le premier largué dès les premiers lacets. Puis c'est
l'explosion, le groupe subit le souffle, les radiations des bielles du "Blaireau".
Seuls Baronchelli à l'ouvrage et Millar au "casse croûte" parviennent
difficilement à s'agripper au porte baguage du prédateur Armoricain en goguette.
Vingt deux "saute ruisseau" demeurent encore en course à cet instant
de la course.
Plus haut, Robert Millar a irrémédiablement dégoupillé et s'écroule en
vue du sommet. Derrière, Van de Velde victime d'une chute abandonne enfumé
et asphyxié par le rythme imprimé par le Breton. Millar, jeune teigneux de
vingt deux printemps, recolle, néanmoins, au début de la descente. Ils sont
désormais trois en tête. Dans la roue du Français "GB" apparaît
facile. Le contraste est d'ailleurs saisissant entre les deux champions, tout
en puissance pour le Français, coulé et en souplesse pour l'Italien. Le groupe
des poursuivants comprenant Fernandez, De Vlaeminck, Boyer, Nilsson, Pronk,
Panizza et Marcussen se retrouvent à présent à plus d'une minute et quarante
secondes. A deux tours de l'épilogue aucun changement n'intervient dans "Domancy",
Hinault, "GB" et Millar dans cet ordre montent au train, roue dans
roue, sans à coup. Baronchelli donne l'impression de "tricoter",
de faire de la patinette dans l'essieu huilé du monstrueux menhir Breton. C'est
ahurissant le labeur qu'effectue le "Blaireau" depuis le départ.
Pourtant, on ne peut s'interdire d'imaginer l'Italien placer une mine aux entournures.
Millar est largué, cette fois ci pour le compte, à mi-pente sous une antépénultième
accélération du "Blaireau". "GB", lui, est en danseuse
un peu moins pimpant que quelques kilomètres plus tôt. Au sommet le Français
simule une attaque pour jauger son adversaire, en vain. Pas un seul relais n'est
effectué par le Transalpin, bien calé dans la roue de l'homme qui ouvre la
route depuis des bornes et des bornes. Le Français esquisse un clin d'oeil,
aux cameramen qui accompagnent la course, qui en dit long sur sa motivation,
ses certitudes et son assurance. Outre MIllar en chasse patate mais en perdition,
le groupe des derniers poursuivants regroupant Boyer, De Vlaeminck, Pronk,
Panizza, Nilsson et Fernandez se trouve maintenant à plus de trois minutes
des deux coursiers qui s'apprêtent, sans aucun doute bientôt, à se jouer
le titre de Champion du Monde. Marcussen, pour sa part, se situe encore un peu
plus loin.
Avant dernier tour, Hinault et GB passe roue dans roue. Le Français mène depuis
le départ ou presque de la course près de deux cent cinquante bornes et vingt
ascensions en tête sans presque avoir aperçu le fessier d'un adversaire, c'est
absolument phénoménal ! "Domancy mon Amour" pour l'avant dernière
ascension. Bernard HInault devant toujours en danseuse, toujours en puissance,
toujours devant tel un métronome têtu et viscéralement teigneux progresse
toujours courageusement, inlassablement dans sa quête de revanche, "GB"
inexorablement et imperturbablement dans la roue. Jamais, le "Blaireau"
n'est apparu en difficulté, jamais, il n'a éprouvé le besoin pourtant légitime
de souffler, jamais, il n'a, ne serait ce, que quémander un relais, jamais
enfin, il n'est apparu aussi extraordinairement fort qu'aujourd'hui. Pas un
regard du Français à l'arrière. Tout en puissance Bernard poursuit son one
man show, Baronchelli toujours dans son sillage mais relativement moins "seigneur",
moins aérien, moins tout, que précédemment. Alors que suiveurs et médias
commencent à étaler leurs supputations à deux sous marocains et à ébaucher
des plans foireux sur une explication finale à l'emballage, nous, les passionnés,
nous nous intéressons aux sensations des deux hommes à leurs coups de pédales
révélateurs. A ce petit jeu, on en arrive à soupçonner l'Italien au bout
du rouleau. Malgré son port altier et sa pédalée oindée à l'extrême, les
hochements intempestifs de son crâne suggèrent une lassitude inattendue bien
que toutefois compréhensive. Le Transalpin tente pourtant de cacher, de terrer
son désarroi en feignant des grimaces de circonstance et des rictus de
souffrance digne de la Commedia Del Arte. Mais comme on n'apprend pas à un
"Blaireau" à faire la grimace... l'Italien en sera pour une bonne
séance d'acuponcture sitôt sa course, son chemin de croix achevée. Le faciès
des deux hommes démontrent, néanmoins, la souffrance endurée depuis le matin.
La difficulté du parcours ajouté aux conditions climatiques déplorables a
tôt fait de ravager les visages les plus burinés.
La dernière montée de l'abominable raidar se présente, maintenant, sous les
boyaux de nos deux héros. Seul le plus costaud brisera son adversaire et s'en
ira quérir le "Graal". Comme de coutume, Bernard Hinault décolle
dès les premiers pourcentages et imprime une cadence de damné à GB Baronchelli.
Le "Blaireau" toute hargne dehors, le visage déformé par la rage
de vaincre se met en danseuse et appuie, appuie, appuie encore et encore et
toujours sur les pédales sans aucun regard pour son adversaire. La foule en
transe hurle et vocifère des "Hinault, Hinault ! " qui accompagnent
et portent littéralement le Français vers le sommet de "Domancy".
L'Italien fait encore illusion mais on subodore la saturation tant son aisance
s'effrite. Changement soudain de braquet du "Blaireau" qui tombe deux
dents pour une attaque tranchante mais feinte. Surpris, "GB" sursaute
puis recolle. C'est à ce moment là, sans aucun doute, que Bernard Hinault
a pris la décision d'en finir et d'achever le gibier. Pourtant, dans un dernier
zeste de survie et d'orgueil, le Transalpin parvient à se hisser à la hauteur
du Breton comme pour lui suggérer "Tu vois, je suis encore et toujours
là !". Vexé, fouetté dans son amour propre, le "Blaireau"
pose alors une mine incandescent et séismique du feu de dieu qui arrache littéralement
le macadam. Ahuri, l'Italien est sur les fesses, dépité, cassé, planté sur
place. Les yeux hagards fixés sur les hauteurs de l'horrible montagne, il aperçoit
plus qu'il ne voit l'ombre du vautour géant qui s'envole irrésistiblement
et définitivement vers les sommets de la gloire irisée. Bernard HInault pugnace
et volontaire poursuit son travail de démolition en appuyant encore un peu
plus fort sur les pédales. L'écart est impressionnant en si peu d'hectomètres.
Au sommet, trente trois secondes séparent le Français de l'Italien qui s'est,
tout de même, refait une petite mais vaine santé. La descente vertigineuse,
appréhendée avec prudence et sérénité n'est plus qu'une formalité pour
un funambule de la trempe du "Blaireau". La chevauchée triomphale
du Breton en direction de Sallanches et de l'arrivée sera rythmée par l'enthousiasme
communicatif d'une foule en délire scandant le patronyme du héros de tout
un peuple à l'unisson. Tous ceux présents sur le parcours ce jour là, conservent
à n'en pas douter l'émotion à fleur de peau dès qu'on leur remémore ces
instants d'anthologie. L'émotion affichée par un Bernard Vallet en sanglots,
qui abandonnera lors du dernier tour à seul fin de suivre l'arrivée triomphale
de son leader, commentant l'arrivée du "Blaireau" en direct restera
une image forte de cette journée unique pour tous les amoureux du cyclisme
de l'hexagone.
De mémoire de passionné, je n'ai jamais assisté, à ce jour, à pareille
démonstration de puissance, de persévérance et de sérénité. Jamais, non
plus, je n'ai connu un coureur armé d'autant de certitudes et de confiance
en soi, en son potentiel physique et mentale, que le "Blaireau". En
une année, entre la Doyenne 80 et l'Enfer 81, Bernard Hinault aura montré
toutes les facettes d'un talent à nul autre pareil. J'ajouterai les Nations
84 pour clore le chapitre des succès du "Blaireau" qui, pour moi,
demeureront à jamais gravés dans ma mémoire.
Pour la petite histoire, Giambattista Baronchelli terminera second à un peu
plus d'une minute du Breton, l'Espagnol Juan Fernandez s'adjugeant, pour sa
part, la médaille de bronze à plus de quatre minutes du nouveau Champion du
Monde. Quinze rescapés franchiront, finalement, la ligne d'arrivée, exténués
mais heureux et fiers d'avoir eu l'opportunité de dompter un tel circuit.
Michel Crépel
Circuit très sélectif avec la sévère montée de Domancy.
Disputé le 31 août 1980.
Palmarès du Mondial sur route
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