COMPIEGNE-ROUBAIX, 265.5 km
1. Sean KELLY (Irl) en 7h31'35"
2. Rudy Rogiers (Bel)
3. Alain Bondue (Fra) à 36"
4. Johan Van der Velde (Hol) à 4'33"
5. Gregor Braun (All)
6. Jean-Luc Vandenbroucke (Bel) à 6'16"
7. Jacques Hanegraaf (Hol)
8. Patrick Versluys (Bel)
9. Hennie Kuiper (Hol)
10. Rudy Matthijs (Bel) à 8'28"
11. Adrie Van Houwelingen (Hol)
12. Rudy Dhaenens (Bel)
13. Luc Colijn (Bel) à 9'29"
14. Pol Verschuere (Bel)
15. Ronny Van Holen (Hol)
16. Jan Wijnants (Bel)
17. Ludo Peeters (Bel)
18. Flavio Zappi (Ita) à 10'54"
19. Fons De Wolf (Bel)
20. Ferdi Van den Haute (Bel)
21. Stephen Roche (Fra)
22. Paul Haghedooren (Bel)
23. Stephan Mutter (Sui) à 12'02"
24. Frédéric Vichot (Fra)
25. Jean-François Chaurin (Fra) à 14'58"
26. Yves Godimus (Fra)
27. Jean-Marie Wampers (Bel)
28. Eric Vanderaerden (Bel)
29. Urs Freuler (Sui) à 17'57"
30. Paul Sherwen (Gbr) à 21'27"
31. Jean-Marie Grezet (Sui)
32. Charly Berard (Fra)
33. Dominique Lecrocq (Fra) à 25'07"
34. Paul Wellens (Bel) à 25'43"
35. Thierry Barrault (Fra) à 27'39"
36. Joop Zoetemelk (Hol)
37. Michel Dernies (Bel)
38. Patrick Onnockx (Bel)
39. Jean-Claude Bagot (Fra)
40. Michel Goffin (Fra) à 33'53"
41. Jean-François Rault (Fra)
42. Jos Haex (Bel)
Partants : 158
Classés : 42
Moyenne : 36.074 km/h
Disputé le 8 avril 1984.
Un pavé dans le
ciel Irlandais : Sean Kelly, "Enfer" 1984
Carrick-on-Suir
(Carraig na Siuire en irlandais) est une ville du comté
de Tipperary en République d'Irlande. Comme son nom
en irlandais l'indique, "Rocher sur le Suir",
la ville est située sur le fleuve Suir, à 21 km à l'est
de Clonmel, et 27 km au nord-ouest de Waterford. La
ville de Carrick-on-Suir compte 5586 âmes qui vivent
en harmonie et sise de la province de Munster que tout
membre et inconditionnel du royaume d'Ovalie craint
et abhorre comme la peste. C'est en ce lieu insoupçonnable,
sujet aux grêles dévastatrices et aux tempêtes dantesques
que "Monsieur Jean", le facétieux dénicheur
de talents Bisontin s'en est allé, un beau matin de
1977, débusquer, plutôt qu'enrôler, un homme qui allait,
lors de la décennie 80-90, révolutionner la sacro sainte
spécialisation dans ce monde très compartimenté où trône
le cyclisme.
Sean Kelly, car c'est de lui qu'il
s'agit, débarque alors sur le continent nanti de son
baluchon et affublé d'une compréhension de la langue
de Molière des plus succincts. Pour tout bagage, l'Irlandais
arbore fermement un sac de toile clos d'une austère
ficelle, accoutrement qui, paradoxalement interpella
le "Vicomte" et lui suggéra in extenso cette
remarque sibylline : "C'est à ça que je reconnais
les bons professionnels !", soit... Toujours est-il
que pour un homme qui s'apprêtait à demeurer 17 ans
hors de sa patrie, Kelly ressemblait plus à un émigré,
descendant de la déesse Eriu, embarqué à bord du Titanic
afin de vivre à New York au début du siècle le rêve
américain, qu'à un cycliste en quête d'absolu. Ayant
élu domicile chez nos voisins d'Outre Quiévrain, à Vilvoorde
plus précisément, le jeune Sean a tout loisir d'agrémenter
ses journées, hors cyclisme, d'un paradis visuel quelque
peu désuet à savoir : une cohorte d'abominables et irrespectueuses
cheminées vomissant à longueur de journée de la vapeur
d'eau retraitée saumâtre et nauséabonde. Finalement,
cette atmosphère glauque et rude à la fois n'était pas
sans lui rappeler, à bien des égards, sa verte Erin
ancestrale. Au fond, Sean Kelly éprouve des sensations
similaires à celles qui étaient son quotidien jusqu'alors.
Petites routes, pavés, rails de tramway, vent, pluie
tous les ingrédients nécessaires à l'épanouissement
d'un futur Flahute. En outre, comme tout Irlandais qui
se respecte, l'élève de De Gribaldy se muait plus qu'à
son tour en stakhanoviste des sorties d'entraînement
par tous temps. Fidèle à son désir de parvenir un jour
au firmament des chasseurs de classiques, Sean, assidu
au travail et besogneux à souhait, se forgeait bon gré
mal gré un moral d'acier alors que sa vélocité naturelle
se transformait, immuablement et comme par enchantement,
en arme fatale imparable. Durant six longues années
il rongera son frein à apprendre les rudiments du métier.
Kelly, en homme intelligent apprendra rapidement de
ses défaites et même si durant cette assez longue et
fastidieuse période il ne se contentera que de miettes
parcimonieuses, son orgueil et sa fierté exacerbée,
d'Irlandais bon teint, ne tarderont pas à extérioriser
une classe trop longtemps en sommeil. Et alors là...
A
partir de 1982, Sean Kelly devient alors incontournable
lors de communiqués de courses. Dans des registres pour
le moins hétéroclites, il s'illustre aussi bien dans
les sprints, comme le prouve ses trois maillots verts
endossés au cours des Grande Boucle 1982, 83 et 85,
que lors des courses d'une semaine, où sa panoplie de
coureur complet fait merveille. Pour étayer cet état
de fait, je rappellerai son hégémonie lors de ses sept
"Course au soleil" glanées entre 1982 et 88.
Cet homme au panache omnipotent et à la volonté inébranlable
poussera l'ironie jusqu'à s'offrir trois Grands Tours
dont deux Tour de Suisse montagneux à souhait et surtout
une Vuelta endiablée. Toutefois, ses joyaux, ses lettres
de noblesse, Sean Kelly les obtiendra dans sa quête
des classiques. Son éclectisme, sa science de la course,
son abnégation, sa classe, en un mot éclabousseront
toutes les courses d'un jour du calendrier. De la Primavera
qu'il domptera à deux reprises au Lombardie qu'il s'adjugera
en trois occasions, en passant par quatre triomphes
inoubliables et implacables dans l'Enfer et la Doyenne,
l'Irlandais prédateur dominait à tel point son sujet,
tout au long de la saison, que ses adversaires devaient
bon gré mal gré se contenter de miettes désuètes et
d'improbables accessits.
1984, année bénie qui
débute par un séisme planétaire à Mexico. Loin du chaos
provoqué par un quelconque tremblement de terre, hélas
fréquent dans cette région où trône en maître telle
une menace permanente le Popocatepetl, cette secousse
d'un tout autre genre a pour théâtre le vélodrome en
altitude de la ville Aztèque de Montezuma. En ce lieu
mythique le triple lauréat de Paris-Roubaix, Francesco
Moser s'offre le prestigieux record du monde de l'heure.
En quatre jour, le Cecco a non seulement détrôné le
monument Eddy Merckx, mais plus que le record du Cannibale,
le Transalpin s'est montré gargantuesque en franchissant
pour la première fois la barre emblématique des cinquante
bornes dans l'heure (51.151 km/h). Pourtant, malgré
cet exploit et sa victoire deux mois plus tard lors
de Milan-San Remo, Francesco Moser ne participera pas
à l'Enfer du Nord, véritable "Terre Sainte"
de l'Italien. Le Cecco rejoint ainsi le contingent d'absents
de marque tels le Blaireau, Gibus et Jan Raas, victime,
lui, d'une chute assez sérieuse à l'arrivée de la dernière
Primavera. Bien évidemment, ces défections font naître
des ambitions nouvelles et légitimes chez certains aux
premiers rangs desquels Sean Kelly, Laurent Fignon,
Marc Madiot, Greg LeMond, Gregor Braun ou Hennie Kuiper,
font figures d'épouvantail. Sean Kelly apparaît, néanmoins,
le plus crédible. Sa boulimie de victoires en ce printemps
lui offre inévitablement le siège, alléchant mais ô
combien éjectable, de favori incontournable à la succession
du Néerlandais Hennie Kuiper. En outre, dauphin de Francesco
Moser sur la Primavera et de Johan Lammerts lors du
Ronde, l'Irlandais est apparu, comme rarement après
une déconvenue, ulcéré et revanchard.
Malgré
ce plébiscite en faveur de l'Irlandais, deux poursuiteurs
émérites vont s'ingénier à jouer les empêcheurs de tourner
en rond. En effet, le Français Alain Bondue associé
à l'Allemand Gregor Braun de la formation du Nord, La
Redoute sous l'égide du Bourguignon et du Grand Fusil,
s'apprêtent à dynamiter, à emballer la course de manière
débridée et échevelée. Rien de bien conséquent n'est
à noter depuis le départ de Compiègne en dehors des
traditionnelles et immuables chutes et crevaisons. Comme
de coutume la traversée du boyau cauchemardesque de
la forêt de Wallers-Arenberg va alors jouer son rôle
de juge de paix. L'esthète Alain Bondue, dans sa position
caractéristique de poursuiteur, le nez dans le guidon
aborde la tranchée à une vitesse inouïe. Bien posé sur
sa machine, le Nordiste est seul au monde et ne fait
aucun cas de qui pourrait prendre sa roue, il fonce.
Pourtant, à un moment donné Bondue ose un bref regard
vers l'arrière nanti d'une certaine anxiété. Quelle
n'est pas sa stupéfaction puis sa satisfaction lorsqu'il
constate alors que seul son coéquipier et ami Gregor
Braun demeure dans sa roue. Les deux hommes avalent
de concert et à une cadence infernale le boyau pavé
sans même se retourner. Derrière c'est l'enchevêtrement
traditionnel et son cortège de chutes, de crevaisons
et d'abandons. A la sortie de Wallers, le duo de tête
possède dorénavant près d'une minute trente sur la première
cohorte de poursuivants. Dans la foulée, les deux coureurs
de La Redoute happent puis abandonnent à leur triste
sort les deux rescapés de l'échappée matinale, Lang
et Hofeditz, en complète déconfiture. Les deux hommes
s'entendent naturellement comme larrons en foire et
filent bon train en direction du vélodrome de Roubaix.
Toutefois, passés Orchies, le doute les envahi. Le nombre
de bornes encore à effectuer et les secteurs pavés en
nombre restants à appréhender suggèrent à nos deux héros
un instant de réflexion. Finalement, nos deux fuyards
décident d'un commun accord et in extenso de poursuivre
l'aventure ainsi que leur cavale sans se préoccuper
le moins du monde de ce qui pourrait leur arriver de
fâcheux par la suite. Après tout, l'écart s'est stabilisé
depuis un bon moment déjà à plus d'une minute trente
et apparemment, à les voir de temps à autres s'encourager
et s'haranguer mutuellement, les deux coureurs en ont
encore sous la pédale.
A l'arrière, Sean Kelly
ne dit mot mais ne consent pas pour autant les agissements
des deux présomptueux. Présomptueux en effet, car notre
Irlandais en fin tacticien subodore, à juste titre,
que face au vent, nos deux "tourtereaux",
filants le parfait amour, ne vont pas tarder à ressentir
les premiers symptômes de lassitude puis de fatigue
liés à pareille chevauchée. En tête de la rébellion
les Kwantum de Kuiper et de son compatriote de Germiny
l'Evêque Zoetemelk ainsi que les Splendor de Dhaenens
et Verluys assurent un train régulier quoique soutenu,
Kelly, pour sa part, fait de la patinette, heureux comme
un pape sur le chemin de Compostelle. A l'avant, l'Allemand,
plus massif que la gazelle Française éprouve, soudain,
quelques difficultés à aborder sereinement les secteurs
pavés. En outre, Braun perce à hauteur du secteur de
Mons en Pévèle, lieu des plus stratégiques s'il en est.
Bondue, en sage, décide tout de même d'attendre son
camarade de galère. L'avance de nos deux héros n'a,
pour l'instant, aucunement subit l'érosion du temps.
Le groupe de poursuivants, en revanche, a essuyé un
sévère et impitoyable écrémage en règle. Seul huit coureurs
demeurent désormais dans le sillage fuyant de Sean Kelly.
On y recense, outre l'Irlandais, Kuiper, Verluys, Wijnants,
Vandenbroucke, Van Der Velde, Hanegraaf et Rogiers.
Kelly, s'est maintenant résolument porté en tête de
la meute et assure un tempo d'enfer à moins de cinquante
bornes de Roubaix. Derrière, ses compagnons commencent
à s'affaisser et subir les pavés alors que lui voltige.
Soudain, Sean Kelly dépose un missile irradiant qui
congestionne et éparpille tout le groupe hormis Rogiers
qui parvient au prix d'un effort effroyable à garder
la roue du "terroriste". Déchaîné, l'Irlandais
fond sur ses proies. Hallucinant, cette force, cette
puissance. Les muscles saillants tremblent et tressautent
sous l'impact des pavés, le regard lucide mais féroce
est fixé à l'infini sur l'horizon, pas un trait, de
son faciès ne bronche, le Viking, le rictus guerrier,
est en marche et dévore, broie le "paveton"
à la manière du Gitan. Après vingt cinq bornes de poursuite
intensive, la jonction se produit à hauteur de Wannehain.
Dès le regroupement effectué, Kelly produit une accélération
brève mais ô combien insidieuse et perverse qui sonne
le glas définitif des espoirs de Braun qui explose en
plein vol, exténué, détruit pour le compte.
Trois
hommes en tête, donc, Kelly en maître d'oeuvre, Rogiers
dans l'aspiration et Bondue qui se refait une santé
à l'arrière du diabolique et tonitruant trio. Ce dernier,
loin d'être découragé tente de se faire oublié afin
d'endormir les soupçons, de velléités offensives, de
Kelly à son égard car le Nordiste songe sérieusement
à triompher de l'Arme Fatale Irlandaise sur son vélodrome
chéri. Le Carrefour de l'Arbre est survolé avec maestria
par la triplette qui ne chôme pas en route. La présence
en son sein de l'enfant du pays exhorte l'euphorie ambiante.
Venue en masse comme à l'accoutumé, la foule des badauds
n'a d'yeux et d'acclamations que pour son ressortissant
qui, soyons honnête, tient formidablement bien son rang.
Soudain, alors que les trois échappés abordent à vive
allure l'avant dernier secteur sélectif, le double Champion
du Monde de poursuite est victime d'une chute malencontreuse
et dramatique à ce moment de la course. Abasourdi, tout
d'abord et meurtri dans sa chair, le malheureux porte
subrepticement ses mains sur ses hanches. A ce moment
précis, tous les spectateurs du drame craignent le pire.
La violence du choc a rendu, par la même occasion, sa
monture hors d'usage. La solidarité n'est pas un vain
mot dans le cyclisme à tel point que pendant que Bondue
groggy tente tant bien que mal de reprendre ses esprits,
un supporter zélé mais ô combien efficace d'Outre Quiévrain
s'affaire sur le vélo de notre compatriote dans le but
de l'aider à reprendre la course. Après une réparation
de fortune, Alain Bondue enfourche prestement sa machine
et repart tambour battant avec une minute et trente
secondes de retard sur le désormais duo de tête. Adepte
de l'effort solitaire, le Français s'arc-boute et martyrise
alors son destrier à l'extrême limite de l'inconscience
et malgré la douleur lancinante qui le tenaille dans
tout le corps, sa foi est intacte. En dix bornes il
reprend une minute à ses deux anciens compagnons de
route. Trop tard toutefois pour troubler la quiétude
et l'assurance de Sean Kelly, sûr de sa force.
Entré
en tête sur le vélodrome de Roubaix, Rogiers ne se fait
néanmoins pas trop d'illusion sur le sort que lui réserve
l'Irlandais. Et, effectivement, ce sera une formalité
pour Sean Kelly que de déposer le Belge et d'inscrire,
pour la première fois dans l'histoire du cyclisme, le
nom d'un Irlandais au palmarès de la plus grande classique
du calendrier. Une semaine plus tard, il récidivera
sur la Doyenne. Alain Bondue, à vingt cinq ans, troisième,
pensera longtemps, qu'il dompterait un jour l'Enfer,
en vain.
Michel Crépel
Palmarès de Paris-Roubaix
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