Il était une fois... il y a 100 ans !
Tour de France 1910.
Sept éditions se sont déjà déroulées et le moins que l'on puisse en dire, c'est
qu'Henri Desgrange n'a cessé, tout au long de ces années écoulées, de tenter
d'apporter des améliorations bonifiantes et de dénicher des nouveautés digne
de cet évènement devenu, lors d'un laps de temps aussi restreint, incontournable.
Il aura, néanmoins, été nécessaire au "boss" de faire étalage de toute
sa force de caractère et d'une abnégation et d'une persuasion sans borne pour
faire perdurer une œuvre que certains de ses détracteurs les plus féroces, malveillants
de surcroît, ne se contentant plus de critiques loyales et constructives, prenaient
un malin plaisir d'honorer de leurs bassesses les plus immondes. En effet, ces
derniers n'hésitant plus à s'attaquer à l'épreuve elle-même, lors de son évolution.
Chacun garde en mémoire les agressions à l'encontre de nombreux coureurs et
les manifestations de Nîmes, dès 1904. Ces incidents (sic) génèreront in extenso
l'abandon des inscriptions étape par étape. Lors de l'exercice 1905, des clous
parsemaient le parcours et des sabotages ponctuels, souvent ciblés voir pervers
donnaient à la course un air de "Chevauchée Héroïque", chère au régiment
du 4ème Hussards, qui sévit en juin 1940. Pourtant, Desgrange et ses acolytes
poursuivaient inlassablement mais non aveuglément leurs innovations en élargissant,
tout d'abord, le périmètre de jeu de l'épreuve. Ainsi, les Vosges coiffées du
Ballon d'Alsace, les Alpes agrémentés de la côte de Laffrey, terrain d'entraînement
de l'"Aigle de Vizille", et le col de Bayard s'invitaient à la kermesse
dès 1905. En 1906, la flamme rouge simulant le dernier kilomètre était créée,
le premier départ différé, instauré (Lille à Douai), et enfin le premier passage
du peloton hors de nos frontière, franchit (Metz en Allemagne). Suivra la Suisse,
l'année suivante. En 1907, toujours, apparaît le premier véhicule de dépannage
et l'escalade du col de Porte. Enfin, lors des deux dernières éditions, on assiste
à une évolution des vélos tels les pneus démontables, à la créations des équipes
(avec obligation d'user de la même monture du départ à l'arrivée) et pour la
petite histoire, à la première victoire étrangère de l'histoire de la Grande
Boucle à savoir, le Luxembourgeois François Fabert, lauréat en 1909. 1910 n'allait,
sur ce point, nullement déroger à la règle surtout à l'orée d'une nouvelle décennie.
L'idée
saugrenue à l'époque de s'attaquer au massif Pyrénéen trotte dans l'esprit de
certains collaborateurs du "Boss" mais l'aventure paraît tellement
rocambolesque que le seul faite de ruminer cette burlesque entreprise taraude
et finit par se noyer dans l'imaginaire de ces derniers. En réalité tous excepté
un, Alphonse Steines. L'avantage de Steines se situe dans sa fonction au journal
"L'Auto". Plus proche de Desgrange que ses condisciples, il s'avère
être le seul à pouvoir peaufiner, élaborer et réaliser pareil galère ébouriffante.
Surtout le seul à parvenir à le faire admettre au patron du Tour de France.
La première réaction de celui-ci fut un "Steines, vous devenez fou !"
des plus sibyllins. Enigmatique s'il en est, l'exclamation de Desgrange pousse,
néanmoins, Steines à organiser quelques jours plus tard une reconnaissance en
bonne et due forme des Pyrénées. A peine arrivé dans le Béarn, il soudoie le
responsable des Ponts et chaussées Palois en lui promettant mont et merveilles
si d'aventure ce dernier remettait en état la route conduisant au sommet du
col d'Aubisque. Nullement dépité, Steines, devenu pour l'occasion politicard
de bas étage, s'entêta à vouloir maintenant entreprendre une reconnaissance
du Tourmalet. Acheminé de Ste Marie de Campan en voiture avec chauffeur, tous
deux sont bientôt surpris par la nuit. A quatre bornes du sommet, un blizzard
naissant enrobe les cimes voisines. Aucunement découragé et malgré les supplications
d'un chauffeur empreint de couardise refusant catégoriquement de poursuivre,
Alphonse Steines s'offrit alors une randonnée pédestre du plus bel effet. Intrépide
et un soupçon suicidaire, inconscient de la réalité de l'instant, Steines frigorifié
franchit le Tourmalet tel un fantôme déraciné et parvient non sans peine à rejoindre
Barèges quelques lieux en aval du sommet. Il est alors trois heures du matin.
Le lendemain, il adresse un télégramme à Henri Desgrange : "Passé Tourmalet.
Très bonne route. Parfaitement praticable. Steines". Après que le "Boss"
eu dévoilé les tours et contours de cette huitième édition, nombre de coursiers
partis en reconnaissance des nouveautés revinrent effarés et même horrifiés
à la vue de ce qu'ils venaient de découvrir. La conséquence d'une telle démarche
s'avèrera cinglante pour Desgrange et compagnie. Effectivement, une quarantaine
de ces éclaireurs consciencieux mais dépités renoncèrent à s'aligner au départ
sur la place de la Concorde, trois mois plus tard.
En l'absence de Maurice
Garin, atteint par la limite d'âge et de René Pottier disparu prématurément
peu après son triomphe de 1906, victime d'un geste insensé et demeuré inexpliqué
(on le retrouvera, un matin de janvier 1907 pendu au crochet sur lequel le Morétains
suspendait sa monture), tous les favoris seront présent en cette nuit du 3 juillet
2010. Malgré les défections des répulsifs "Steinistes", Henri Desgrange
dispose, toutefois, d'un plateau de choix. Trois formations nommées les "groupés"
regrouperont vingt-neuf "saute ruisseau", Alcyon, Le Globe et Legnano.
Quatre-vingt-un coursiers, les "isolés" seront sous la férule d'Henri
Menchon, soigneur en chef de la course s'il en est, et supervisés par ses soins.
Tous les anciens lauréats de l'épreuve chère à Géo Lefèvre sont présents même
Lucien Petit Breton qui, nanti d'une conviction de forcené en mal de liberté,
vociférait à qui voulait l'entendre qu'on ne l'y reprendrait plus. L'homogénéité
et le talent de l'équipe Alcyon inspire le respect et plus qu'un anxiogène,
elle fait manifestement peur au reste du peloton. Le Luxembourgeois François
Faber, Les Français Octave Lapize, Louis Trousselier et Gustave Garrigou ou
le Belge Cyriel Van Hauwaert à laquelle appartiennent tous ces "cadors"
y évoluent tels des poissons dans l'eau. Seule, sans doute, à pouvoir infléchir
la tendance générale qui se dégage en faveur des "Alcyon", la puissance
et l'expérience des "Legnano". Emmenés par un Lucien Petit Breton
revanchard, un Emile Georget souvent placés rarement gagnant et un Jean Baptiste
Dortignacq dont la fidélité et l'altruisme ne sont plus à louer, les "Italiens"
ne seront certainement pas des proies aisées à maîtriser, amadouer à défaut
de dompter voir d'asservir. Pour sa part, la formation "Le Globe"
au sein de laquelle Henri Cornet, lauréat en 1904 fait figure d'ancêtre malgré
ses 26 printemps, les espoirs reposeront, néanmoins, sur les frêles épaules
de l'ambitieux Nordiste Charles Crupelandt. Enfin, au sein du conséquent groupe
des "isolés", Jean Alavoine fait figure d'électron libre. Doté d'une
machine poly multipliée, pédalier Tilhet conçu pour l'escalade des cols Pyrénéens,
ce jeune Roubaisien de 22 ans, surnommé "Gars Jean", possède le talent
inné d'un potentiel vainqueur du Tour de France. La firme Peugeot toujours en
délicatesse avec la Grande Boucle perdure dans son entêtement à la snober. En
revanche, le cyclisme est loin de s'endormir sur des lauriers chèrement acquis
et poursuit sa quête d'embellissement en étendant son aura hors de nos frontières.
Ainsi l'Algérie sera représentée par L'éminent Emile Godard, la Corse par l'affable
Pierre Bordigoni et enfin l'Espagne par le Basque de la province de Biscaye,
Vicente Blanco.
Le favori de cette 8ème édition, Octave Lapize sort de
deux Paris Roubaix remportés avec classe et autorité. "Le Frisé",
à tout juste 21 ans, apparaît tel un roc, trapu et musculeux. Petit par la taille,
il compense cette relative faiblesse par une énergie irradiante. Sa déconvenue
lors de l'exercice précédent qui l'avait vu bâché aux pieds des Alpes, victime
d'un souci à la selle, n'est plus qu'un mauvais souvenir. A la veille du départ,
il transpire la confiance et le clame haut et fort faisant fi des mauvais coucheurs
l'adjurant à plus d'humilité. Et pour cause, "Tatave" était sourd.
Dès l'entame de la course, l'enfant de Wattrelos, Charles Crupelandt, régional
de l'étape en quelque sorte, s'offre une chevauchée solitaire digne des plus
grands. Arrivé à Roubaix, vingt minutes devant le trio maître des Alcyon, Cyriel
Van Hauwaert, Octave Lapize et François Faber, classe son homme. Après une journée
de détente, le peloton prend la direction de Metz accompagné, tout au long de
sa progression, par une pluie diluvienne. Toujours à son aise lorsque le sol
boueux et collants ne fait qu'un avec sa monture, le "Géant de Colombe"
virevolte. C'est un Faber ruisselant de la tête aux pieds que l'on voit apparaître
au bout de la dernière ligne droite et franchir la ligne d'arrivée, sept minutes
devant l'avant garde d'un peloton clairsemé où figurent Garrigou, Lapize et
Hauwaert. A ce moment de la course, Faber (5 pts) occupe la première place au
général devant ses compagnons de route et d'équipe, Lapize et Hauwaert (tous
deux 6 pts). Les "Legnano", sous l'éteignoir depuis le départ de Roubaix,
dont les velléités offensives sont systématiquement annihilées de manière despotique
par des "Alcyon" en pleine réussite, vont enfin sortir de leur réserve
par l'entremise du plus entêté de leur représentant mais le plus aguerri aussi
à ce genre de joute, le "vieux guerrier" Bosséen Emile Georget. Adepte
du "Derby" Georget se paie le luxe de devancer à Belfort, après l'ascension
du Ballon d'Alsace, des hommes de la trempe du "Géant de Colombe",
leader de l'épreuve et de l'"Homme Pendule", l'inénarrable Garrigou.
François Faber, toujours aux aguets et un soupçon revanchard, s'impose au sprint
à Lyon et conforte sa position au sommet de la hiérarchie de l'épreuve. La traversée
des Alpes, agrémentée de l'ascension du col de Porte au sommet duquel Crupelandt
passera en tête, sera un tantinet escamotée et Octave Lapize s'imposera à Grenoble
devant Charles Crupelandt. Sur la route de Nice, la côte de Laffrey et le col
de Bayard qui faisaient office de juge de paix ne seront pas mieux appréhendés
que le col de Porte, l'avant veille. Julien Maitron, de la formation "Le
Globe" devancera finalement l'incontournable Crupelandt, toujours à son
aise lorsque les pourcentages s'élèvent. Après que François Faber eu ajouté
un troisième bouquet à son escarcelle de victoires d'étape, du côté de Nîmes
et que Georges Paulmier de la formation "Le Globe" eu, pour sa part,
ouvert son compte de succès à Perpignan, les rescapés fourbus de la nouvelle
décennie s'apprêtent à vivre désormais l'apocalypse. En effet, les futurs "Forçats
de la Route" incrédules, sceptiques, perplexes à l'extrême se trouvent
désormais en position inconfortable de s'élancer corps et âme dans l'inconnu,
dans la "quatrième dimension". Et ce sera l'enfer ! L'Enfer avec un
grand E, de celui dont on ne revient jamais exempt de maux tel un pantin hagard,
exsangue de tout son être.
Au soir de l'étape de Perpignan, le "Géant
de Colombes" caracole toujours en tête de l'épreuve. Mais ses quinze points
d'avance sur le "Frisé" ne le met nullement à l'abri, loin s'en faut,
d'un retour musclé de ce dernier, autrement plus efficace lorsque les déclivités
font rages. Maintenant, le plongeon dans l'inconnu relativise les données initiales
et insinue le doute dans les esprits des plus audacieux. Pour la petite histoire,
Lucien Petit Breton, le maître à tous, deux fois lauréat de la "Kermesse
de Juillet", accidenté sur la route de Grenoble, a renoncé à poursuivre
l'aventure. Il officie désormais pour le compte d'un quotidien où ses commentaires
et analyses toujours pertinents feront, n'en doutons pas un seul instant, merveilles.
Pour sa part, Gustave Garrigou, victime d'un déséquilibré notoire, s'est vautré
assez sévèrement sur une route au revêtement des plus austères. Victimes de
plaies et contusions multiples, l'"Homme Pendule" promène dorénavant
son âme en peine au sein d'un peloton d'attardés. L'individu coupable de la
détresse communicative du Vendéen s'était escrimé, nanti d'une dextérité frisant
l'inconscience, à desserrer les contre-écrous de sa roue avant. Le résultat,
ne faisait, bien évidemment et malheureusement, aucun doute quant à son issu.
La
voiture balai avait fait son office tout au long de cette première partie d'épreuve,
elle allait se montrer déterminante et bientôt indispensable désormais. Toutefois,
Desgrange s'était fait un plaisir de lui adjoindre un véhicule Peugeot
qui évoluerait au sein du peloton afin d'y soustraire tous les resquilleurs
et tricheurs invétérés, inhérents aux Tours et épreuves d'autrefois. Cette épée
de Damoclès qui rôdait et était orchestré de main de maître par un certain J.C
Sels, plus communément surnommé "Jules César", s'était avérée d'une
efficacité absolument implacable, d'un pouvoir de dissuasion collégiale inouï.
Les "Brûleurs de durs" à savoir, ceux qui, démotivés prenaient un
malin plaisir à terminer l'étape confortablement lovés dans les sièges d'un
train, avaient vécu. Quarante-huit coureurs ont à ce jour rendu les armes, soixante-trois
demeurent donc aptes à poursuivre l'aventure et le long chemin de croix semé
d'embûches qui les mènera en terre inconnue. Le malheureux Breton Adolphe Hélière,
lui, n'aura pas cette chance de choisir cette option. Lors du repos à Noce,
le Rennais fut victime d'une hydrocution alors qu'il prenait un bain sur la
plage en face de l'Opéra. L'étape Perpignan Luchon, première étape Pyrénéenne
empruntera les cols de Portel, de Port, de Portet d'Aspet et des Ares. Corsés
mais pas rédhibitoires, elle fera office d'hors d'œuvre au plat Gargantuesque,
Pantagruélique qui attend de pieds fermes les "saute ruisseau" lors
de la 10ème étape. Cette étape démontre, si besoin était, la supériorité indiscutable
et indiscutée de "Tatave" dès que les pentes s'élèvent. Nanti d'une
facilité déconcertante voir insolente, "Le Frisé" éparpille tout son
monde au gré des virages et lacets les plus exigeants à appréhender. A Luchon,
Lapize franchit la ligne dix-huit minutes devant Emile Georget, pourtant loin
d'être un faire-valoir dans cette discipline atypique qu'est la montagne et
ses chemins de chèvres. François Faber limite la casse avec un débours de vingt
minutes, tout de même. Cela promet !
21 juillet 1910, à 3h30 du matin,
les "Géants de la Route" se présentent, sous les ordres du stater,
livides et paralysés par l'angoisse qui étreint tout homme au moment d'affronter
le néant. La peur, l'anxiété que nombre d'autochtones, présents ce jour-là,
eurent la divine chance de décrypter sur l'ingrat faciès de ces "gladiateurs
des temps modernes", cette peur inavouable et insidieuse, née des reconnaissances,
pour les uns, des commentaires peu engageants dispensés par les suiveurs ou
journalistes de tous poils, pour les autres s'estompera, pensaient on, lors
des premières rampes. Que nenni ! Déjà, durant la journée de repos qui
précède cette journée d'anthologie, cette journée où seront escaladés les quatre
"géants" Pyrénéens, une énorme appréhension règne au sein même de
la caravane. Desgrange et ses acolytes ne sont pas les moins angoissés d'entre
eux, d'ailleurs. Le "boss" illustre adepte du "deus ex machina"
bénéficiera de l'occasion unique d'avaliser cette maxime. Pourtant, sujet
à des angoisses chroniques, Desgrange est soudain pris d'une grande lassitude.
Sans doute éreinté par son implication quasi perpétuelle depuis le départ de
Paris ajouté à sa hantise d'un lendemain qui, de l’aveu de tous, s'avèrent des
plus incertains, il n'en faut pas nécessairement plus pour que le "boss"
craque. Il joint alors par téléphone, Victor Breyer, issu de son état-major
demeuré à Paris et le prie instamment de venir le remplacer. Le "patron"
prendra finalement quelques jours de repos à Luchon puis regagnera la capitale
d'où il assistera à l'arrivée. Cette volte-face peu coutumière du personnage
dénonce en fait un personnage assez énigmatique sur lequel je reviendrai par
ailleurs. L'étrangeté du comportement dont il fait preuve à l'orée d'inaugurer
l'un des monuments de sa carrière ainsi que du Tour de France à savoir, la première
traversée des Pyrénées, laissera dubitatif, votre serviteur mais également nombre
de témoins de l'époque. Contrairement à un Goddet, par exemple, véritable symbole
du baroudeur acariâtre et opiniâtre qui précédaient sans cesse, animé d'une
conviction peu commune, l'évènement qu'ils avaient érigé, souvent à la seule
force de sa foi en la réussite et tout cela la plupart du temps contre vents
et marées, Desgrange, pour sa part, avait tendance à le subir. Le premier tenait
plus le rôle du pacha, proche de ses troupes, le second s'octroyant volontiers
celui plus obscur de l'Amiral.
Peyresourde (1545 m), Aspin (1497 m),
Tourmalet (2122 m) et Aubisque (1918 m), ces quatre "géants" sommeillent
encore à cette heure avancée de la nuit. Pourtant, quelque part on les
subodore aux aguets tels des chats épiant et scrutant leurs proies avant de
surgir et de les engloutir à jamais. Toujours est-il que la route qui s'élève
en longs serpentins, Octave Lapize a pris la poudre d'escampette dès les premiers
contreforts de Peyresourde. "Tatave" en pleine confiance s'est, en
effet, extrait dès les premières pentes, abandonnant à leur triste sort ses
compagnons de galère encore valides. Gustave Garrigou, tout juste remis de sa
malencontreuse mésaventure provençale, résiste bon gré mal gré au prédateur
Lapize, mieux même, l'Aveyronnais semble tenir la dragée haute à son leader
déchaîné, quelques lacets en amont. Derrière, en revanche, c'est l'hallali.
Le "Frisé", d'une efficacité implacable doublée d'une aisance frisant
l'insolence, parviens à franchir les sommets de Peyresourde et d'Aspin seul
en tête et plonge à la manière d'un funambule vers la vallée qui précède l'ascension
de l'"ogre", synonyme de Tourmalet. Bientôt pourtant, « l’Homme Pendule
», auteur d'une descente insensée souvent à la limite des trajectoires, parvient
à rejoindre Lapize dans les premiers lacets du Tourmalet. On assiste alors à
un mano a mano de grande classe entres deux phénomènes de la nature. Tout au
long de la montée, chacun prend les commandes de la course à tour de rôle. Les
pourcentages sont si impressionnants que le "Frisé" doit alterner
course à pieds et séance de pédalage. C'est insoutenable. De son côté, l'ami
Gustave, arc bouté sur sa monture s'est fait un devoir d'atteindre le sommet
sans avoir été obligé de mettre pieds à terre. Une prime de 100 Francs lui sera
octroyée pour cet exploit des plus singuliers. Son entêtement à vouloir demeurer
sur sa "bécane" le handicapera aux abords du sommet où les pourcentages
ahurissants le pénaliseront. Lapize passera seul au sommet du Tourmalet environ
cinq cent mètres devant Garrigou. Le soleil est désormais à son zénith lorsque
l'Aubisque apparaît majestueux. La chaleur accablante étreint maintenant les
corps endoloris et la progression des coursiers devient de moins en moins efficace.
L'étape
semble alors promise à l'un de ces deux hommes qui ouvrent la route et caracolent
en tête depuis Peyresourde. Pourtant à mi pente de l'Aubisque, au détour d'un
lacet, un homme débouche, seul au monde, pareil à un fantôme des Highlands de
Stonehaven. Le coureur à l'aspect lourd et mastoc brutalise sa monture en ahanant
puissamment au rythme de sa lourde pédalée. Il progresse très lentement et de
guingois mais il progresse. Allongé de tout son long, pour ne pas dire couché
sur sa bécane, l'homme a les yeux rivés sur la route et rien ni personne ne
parviendra à le sortir de sa torpeur. Bientôt, il disparaîtra à la faveur d'un
lacet. On apprendra, bien plus tard que le "zombie" en question n'est
autre que le Bayonnais des "isolés", François Lafourcade. Ce dernier,
surgit du "Diable Vauvert" s'était offert le luxe, dans un premier
temps, de rejoindre Garrigou puis Lapize et dans un second temps, de les déposer
sans autre forme de procès. Du bel ouvrage. Un quart d'heure plus tard, Lapize
apparaît furax. A pied, affalé sur son vélo qui le maintien encore debout, Lapize
vocifère à l'unisson : "Vous êtes des assassins ! Oui, des assassins !".
"Tatave" est remonté comme une horloge Helvète et menace de tout laisser
tomber dès son passage à Eaux-Bonnes. Gustave Garrigou occupe toujours une flatteuse
troisième place, malgré les stigmates de sa chute qui se rappellent à son bon
souvenir mais à des années-lumière de la tête de course. A Eaux-Bonnes, devenue
point stratégique de l'étape en rapport aux humeurs belliqueuses du "Frisé",
Lafourcade possède toujours un gros quart d'heure d'avance. Toutefois, emprunt
à une grosse fatigue, il s'autorise un repos salvateur au cours duquel il abandonnera
une partie de son pécule. La descente semble avoir ragaillardi le Montrougien
de telle sorte qu'il ne tarde pas à rejoindre un Lafourcade défaillant. A Mauléon,
la bien nommée, le "Frisé" abandonne le Basque à son triste sort et
s'envole vers la cité de l'Adour. Entre temps, l'Italien Pierino Albini venant
d'on ne sait trop où s'est joint au trio avant d'accompagner Lapize dans sa
folle chevauchée. Alors que le duo de tête cravache en parfaite harmonie en
direction de Bayonne, Lafourcade à l'agonie est bientôt rejoint par Trousselier
et Fabert. Celui-ci, déjà victime de trois crevaisons s'en offrira encore deux
autres aux abords des faubourgs de Bayonne. Bayonne, le fief, la ville de Lafourcade
au cœur de laquelle, l'inconnu qui franchit seul le sommet de l'Aubisque au
nez et à la barbe de tous les "cadors", recevra l'hommage du à son
exploit insensé car nullement envisagé le matin, au départ de l'étape. A Bayonne,
Lapize règle son compagnon d'échappée Albini lors d'une parodie de sprint qu'il
domine outrageusement. Il faudra patienter dix minutes pour voir enfin Faber
franchir la ligne devant Trousselier et un Lafourcade liquéfié. Charles Crupelandt,
sixième, déboursera la bagatelle de trente-cinq minutes, Gustave Garrigou en
pleine déroute, huitième, cinquante-six minutes. Un océan ! Puis défile Cyriel
Van Hauwaert et Ernest Paul à une heure et vingt minutes, le premier, les freins
cassés, le second, la fourche brisée. Emile Georget apparaît alors vingt minutes
plus tard, six crevaisons à son actif alors qu'Henri Cornet, 36 piges et lauréat
en 1904 pointera à quatre heures et trente minutes du héros de jour, Octave
Lapize. Pendant que Lapize et consorts festoient et s'accordent un repos bien
mérité, nombre de leurs congénères arpentent encore les flans abrupts de l'Aubisque
à la nuit tombée. Ils ne seront que quarante-six à franchir la ligne d'arrivée
de Bayonne dont dix, les dix premiers arrivants donc, dans les délais impartis.
Victor Breyer décidera de ne disqualifier aucun concurrent, même ceux qui ont
rejoint la ligne d'arrivée en voiture. Toujours aussi furieux, Octave Lapize
réitérera à l'infini son, devenu célèbre "Desgrange est bien un assassin
!".
Au classement général, François Faber occupe toujours la
première place, dix points devant Octave Lapize. Suivent, Hauwaert, Garrigou
et Cruchon, ce dernier toujours leader des "isolés". Deux incidents
vinrent perturbés et assombrir l'étape des Landes, Bayonne - Bordeaux. Tour
d'abords, le vainqueur de l'étape, l'omniprésent Charles Crupelandt fut déclassé
au profit de son dauphin, Ernest Paul. Les commissaires ayant jugé que le représentant
de la formation "Le Globe" avait involontairement gêné celui des "isolés".
Le second incident venait du fait qu'une grosse partie du peloton, dont les
deux favoris Faber et Lapize, furent la proie d'énergumènes méprisables qui
s'étaient ingéniés de parsemer la chaussée de clous et pointes de toutes natures.
Entre Saint Vincent de Tyrosse et Dax les suiveurs assistèrent alors à un ballet
effréné et échevelé de crevaisons à répétition. A Bordeaux, le "Frisé"
avait tout de même réussit à grappiller trois points au "Géant de Colombes".
Louis Trousselier s'adjugeait le sprint à Nantes devant Van Hauwaert, Garrigou
et Lapize. Faber, renversé par un chien à la sortie de Marans abandonnera dans
l'aventure onze minutes et des points précieux. A la veille du départ pour Brest,
Faber ne dispose plus que d'un seul et misérable point d'avance sur Lapize.
Garrigou gagnait à Brest, Lapize cinquième précédait encore un Faber mal en
point depuis sa chute de Marans. Le "Frisé" passait le "Géant
de Colombes" au classement général pour un malheureux point. Les deux étapes
qui restaient à couvrir promettaient du spectacle. Il y en eu !
Brest
- Caen, 424 kilomètres à parcourir, pas un de moins. Il est minuit lorsque Victor
Breyer donne l'ordre aux rescapés de s'élancer dans la nuit. Profitant de cette
dernière, Faber fausse compagnie au peloton et s'échappe sans demander son reste.
La nuit est si noire qu'il faudra un certain moment aux protagonistes de la
course pour s'apercevoir du subterfuge du Luxembourgeois. Parti pour, l'espère-t-il,
un long raid, le "Grand" n'a jamais semblé aussi à l'aise sur sa monture
et aussi résolu dans son esprit. Il fonce à travers la lande Bretonne dans le
seul but de déboulonné Lapize de son piédestal provisoire. Son baroud d'honneur
est désespéré mais pas nécessairement vain. A Morlaix franchit à vive allure
vers deux heures du matin, Faber dispose d'un confortable matelas de dix minutes
d'avance sur Lapize, Garrigou, Paul, Van Hauwaert, Albini et Saillot. Se relayant
parfaitement, le groupe de poursuivants n'amuse pas le terrain, loin s'en faut.
Pourtant, Faber à l'avant ne cède pas un pouce de terrain si ce n'est une minute
à l'entrée de Guingamp. Malgré une poursuite effrénée, au paroxysme de l'effort,
l'écart demeure inchangé lors de la traversée de Saint Brieuc. Faber peut encore
rêvé légitimement à un renversement de situation. Hélas, peu après Lamballe,
le groupe Lapize aperçoit soudain sur le bord de la route le malheureux Luxembourgeois
dépité la chambre à air encore à la main, victime expiatoire d'une antépénultième
crevaison. Deux cent bornes pour se voir ainsi rejoint, sans combattre, c'est
affligeant, frustrant doit il marmonner en silence. A la sortie de Dinan c'est
bientôt au tour de Van Hauwaert, le "poissard" de crever bientôt imiter
par un Albini aux amples gestes communicatifs dénués de tout équivoque. Désormais,
Lapize aidé, pour la circonstance de Garrigou, va tout faire pour décramponner
Faber définitivement. Pour ce faire, les deux Français vont prendre un malin
plaisir à harceler sans cesse le Luxembourgeois qui, démoralisé, éprouve de
grandes difficultés à suivre le rythme endiablé et infernal de ses deux équipiers
chez Alcyon. Faber plie mais ne rompt pas. Pourtant, à la faveur du raidard
qui précède le lieu-dit Lartelly, Garrigou dépose une mine irradiante dont on
ne se relève que rarement. Lapize se hisse dans la roue de l'Aveyronnais suivit
un peu plus loin du courageux mais limité Ernest Paul, le propre demi-frère
de Faber. Ce dernier, les yeux embués de larmes se cramponne tant bien que mal
mais submergé par l'immense déception qui l'étreint de plus en plus finit par
rendre les armes. Douze minutes à Granville, 23 à St Lô, l'inexorable est proche,
la punition s'élèvera finalement à plus de 40 minutes à Caen.
A l'arrivée,
le "Géant de Colombes" ne décolérait pas. Plus que la victoire de
Lapize, le "Grand François" ne supportait la manière avec laquelle
sa défaite fut précipitée. L'ingérence de ses deux équipiers Van Hauwaert et
Carrigou dans le duel d'hommes que Faber, en personne, avait ébauché, l'insupportait
au plus haut point. Il éprouvait une grande amertume qu'Alcyon ait favorisé
les desseins tricolores plutôt que la déontologie à savoir, l'esprit d'équipe.
Une grande frustration, en outre, car il demeurait persuadé qu'à armes égales,
il aurait fini par terrasser le "Frisé". Il est évident que sans cette
crevaison inopportune et malencontreuse, survenue au pire moment de sa progression,
que serait advenu, alors, des chances de Lapize de rejoindre son adversaire
du jour ? La réponse restera à jamais en suspens, sans aucun doute. Malgré sa
déception, bien légitime, François Faber remet le couvert dans l'ultime étape,
Caen - Paris. Trois bornes après le départ et le Luxembourgeois se projette
à l'avant. Il emmène sur son porte bagage son "Frérot" Ernest Paul,
le seul des trois à ne pas avoir roulé et précipité sa perte l'avant-veille,
l'Italien Ernesto Azzini et Constant Menager. Le "Frangin" se donne
sans compter à tel point qu'hormis Faber, le reste du groupe éprouve les pires
difficultés à demeurer dans les roues. A ce moment de la course, personne, vraiment
personne ne peut affirmer avec certitude qui, de Lapize ou de Faber triomphera
à Paris. C'est une situation incroyable, irréelle dans ce qu'elle a d'insupportable
pour les formations des protagonistes et de magique pour les suiveurs, organisateurs
et spectateurs de tous bords. Le train d'enfer imprimé par Paul se poursuit
mais les écarts stagnent. On subodore volontiers que le quatuor de tête se situe
à la limite. A Saint Nom la Bretèche, Ernst Paul perce de l'avant et tous les
minces espoirs insensés qui tenaient la patrie en haleine depuis le matin se
dégonflent à l'image du pneu du "Frangin" puis s'envolent immuablement
et définitivement. La messe est dite !
Ernesto Azzini remportera cette
dernière étape devant Paul, Ménager, Faber terminera en roue libre à une minute
et cinquante secondes de ses compagnons de galère. Lapize franchira l'ultime
ligne en sixième position à un quart d'heure du "Grand François".
Octave Lapize s'adjuge cette 8ème édition du Tour de France, aux forceps. Il
terminera quatre points devant François Faber et Gustave Garrigou, ce bon Gustave
qui, sans sa mésaventure Marseillaise nous aurait certainement gratifié d'un
sprint à trois, se hisse sur la troisième marche du podium à vingt-trois points
du "Frisé".
Une semaine plus tard, le 7 août, sera donné le
départ du Tour de France réservé aux "indépendants". Quatorze étapes
pour deux cents concurrents. La victoire reviendra au coureur de Chalon sur
Marne, Guenot devant le Levalloisien Valotton. Le troisième a pour nom... Henri
Pélissier.
Michel Crepel
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