Tour de France 1933 : La Gloire des "Obscurs"
UNE
BELLE PALETTE DE CHAMPIONS Chauvinisme aidant, l'institution des
équipes nationales en 1930 développa considérablement l'engouement du public
pour le Tour de France. En cette année 1933, cinq équipes nationales se présentent
au départ du Tour. L'équipe de France est particulièrement prestigieuse. Elle
comprend deux vainqueurs du Tour qui totalisent trois victoires à eux deux :
André Leducq (1930-1932) et Antonin Magne (1931), le petit Maurice Archambaud,
une locomotive, vainqueur du G.P des Nations en 1932 et qui a battu le record
du monde de l'heure détenu depuis 18 ans par Oscar Egg, mais malheureusement
non homologué. Ce sera pour plus tard. L'équipe comprend également le Parisien
Georges Speicher sélectionné en équipe de France l'année précédente et qui s'était
signalé par ses bons classements au fil des étapes (10 fois classé dans les
cinq premiers), Roger Lapébie, Champion de France, déjà sélectionné en 1932
et le Breton Léon Le Calvez vainqueur du Critérium National l'année précédente.
Charles Pélissier, le sprinter, benjamin d'une illustre famille, a été sélectionné
lui aussi. Le vainqueur de 8 étapes dans le Tour 1930, vit son énorme popularité
portée à son zénith en 1931 grâce à ses duels houleux de sprinter avec une autre
"pointure" : l'Italien Rafaele Di Paco. L'équipe est complétée par
le jeune sprinter René Le Grevès qui a remporté Paris-Rennes et Paris-Caen cette
année.
Quant aux autres équipes nationales elles comptent des sélectionnés
de grand prestige, comme les Belges, Georges Ronsse, double champion du monde
sur route (1928-1929), Jean Aerts un sprinter redoutable et Gaston Rebry vainqueur
de Paris-Roubaix en 1931. Chez les Italiens, le formidable Learco Guerra qui
avait donné du fil à retordre aux Français dans le Tour 1931 espère bien prendre
sa revanche cette année en compagnie de son équipier Rafaele Di Paco, l'alter
ego de Charles Pélissier.
Les Allemands comptent sur Kurt Stoepel second
du Tour 1932 et qui aurait terminé à 3 secondes de Leducq sans les énormes bonifications
attribuées par Desgrange aux vainqueurs d'étapes dans le but d’avantager les
sprinters, mais aussi sur l'Autrichien Max Bulla, Touriste-Routier en 1931,
et qui avait remporté trois étapes à la barbe des "As". Les victoires
des Touristes-Routiers contrariaient beaucoup Henri Desgrange qui attribuait
autant de considération à ces parias par rapport aux "As" que celui
qu'on accorde à l'asparagus dans les bouquets de rose : ça donne du volume !
LES
OBSCURS ET LES SANS-GRADE Autant dire qu'avec un plateau de cette
qualité chez les "Nationaux" on ne prête guère attention aux quarante
individuels qui ne bénéficient pas du régime confortable attribué aux coureurs
des équipes nationales. Les individuels (ex touristes-routiers) se débrouillent
par leurs propres moyens ou sont sous contrat avec des petits constructeurs
de cycles qui cousent leur logo sur les maillots de ces sans-grade. Ce qui déclenche
la fureur des grands constructeurs puisque les "As", étant équipés
par l'organisateur pendant la durée du Tour, aucune marque ne doit être inscrite
sur leurs maillots ou sur leur matériel. C'est pour cette raison que l'année
suivante la catégorie des individuels sera homogénéisée par le port de maillots
gris et équipée par Desgrange, patron du Tour de France, sans aucune inscription
sur les maillots !
Il y a dans la catégorie sous-estimée des individuels
des coureurs de qualité tels le minuscule Espagnol Trueba, grimpeur remarquable,
le Belge Julien Vervaecke, le Champion du Monde amateur Giuseppe Martano et
les Français Benoît Faure et Louis Péglion anciens membres de l'équipe de France.
Dans
ce Tour de France 1933, les individuels vont démontrer qu'ils valent mieux que
le rôle de figurants que leur attribue le patron du Tour.
Il y eut d'abord
la prestation de l'Espagnol Trueba dont on connaissait déjà les qualités de
grimpeurs et qui remportera haut la main le premier Grand Prix de la Montagne.
Il y eut surtout l'incroyable étape Digne-Nice qui mit à jour une faille du
règlement qui aurait pu sonner le glas de cette 27ème édition.
L'UBUESQUE
ÉTAPE DIGNE-NICE Pourtant, après la grande bagarre des Alpes, les
156 km de la brève étape Digne-Nice, sont considérés comme une parenthèse tranquille,
sauf pour deux individuels : le Parisien Fernand Cornez et le Niçois d'adoption
Fernand Fayolle, né dans l’Isère, une gloire régionale, épicier dans sa bonne
ville et qui connaît la route comme sa poche. Les deux hommes profitent de la
torpeur générale, tirent leur révérence au peloton et foncent vers Nice, le
nez sur le guidon. Les ténors estimant qu’ils ne sont pas dangereux les laissent
filer. C’était avant les oreillettes qui ne rendent plus possible l’effet de
surprise. On ne peut trouver plus différents que ces deux coureurs-là. L'un,
Fayolle, un petit gabarit au faciès érodé par les intempéries, remarquable la
veille dans le col d'Allos, est beaucoup plus à l'aise en montagne que sur le
plat, l'autre, Cornez, un grand costaud, roule bien, mais digère très moyennement
les côtes. Ils unissent leurs talents dans cette étape peu accidentée et arrivent
à Nice 12'12" avant l'Italien Pastorelli, le Suisse Bula et l'Espagnol
Trueba, trois autres individuels. Le Calvez, seul "As" à avoir manifesté
un peu d'inquiétude est 6ème à un quart d'heure des premiers, et le peloton
musardeur se traîne à presque 23 minutes des deux audacieux.
Fayolle,
et Cornez vainqueur à 34.348 km/h de moyenne, n'étant pas dangereux au classement
général, leur aventure ne devrait être que pittoresque et sans conséquence.
Mais seulement si Desgrange n'avait décidé cette année-là, que le seuil d'élimination
se situerait à 8 % du temps du vainqueur. Il n'imagine pas qu'en cas d'étape
courte et d'écart considérable, cette règle pourrait se révéler dangereuse.
Or, dans Digne-Nice, c'est ce qui se produit ! Le peloton arrive à Nice 24 secondes
après la fermeture des délais. En conséquence, si l'on appliquait strictement
le règlement, seuls les six premiers resteraient en course, et les 42 retardataires,
avec tous les favoris, seraient éliminés ! Pour couronner le tout, L'individuel
Trueba qui monte les cols comme un ange, mais les descend comme un fer à repasser,
prendrait le maillot jaune. Situation délicieusement ubuesque, face à laquelle
Desgrange réagit impérialement, comme l'aurait fait sans doute son idole Napoléon
Bonaparte. Il choisit l'ordre de préférence à la justice (c'était dans son caractère),
et décide à l'unanimité - de lui-même - de porter le seuil d'élimination à 10
% ! C'est injuste pour ceux qui furent exclus en vertu de la clause précédente
et pour les six premiers de l'étape. Cependant personne ne proteste, car grâce
à cette décision inique mais nécessaire, la course est sauvée. Seuls cinq coureurs
n'échapperont pas à l'élimination.
Après cet événement sympathique mais
incongru, les choses revinrent donc dans l’ordre "Desgrangien" et
Speicher à partir de Marseille porta le maillot jaune jusqu’à Paris après une
bagarre acharnée avec Guerra, Martano et le Belge Lemaire à qui une belle carrière
était promise mais qui mourut accidentellement en course deux mois plus tard.
FERNAND
CORNEZ Cet épisode remarquable nous permet de fixer un instant notre
attention sur Fernand Cornez, immense gaillard de vingt-cinq ans, coureur courageux
et modeste, comme il y en eut tant, et qui réussit dans ce Tour 1933,
des exploits oubliés des exégètes : 8ème à Metz, 2ème à Belfort, 6ème à Evian,
vainqueur à Nice. Dans l'étape suivante, Nice-Cannes, il arrive après les délais
avec trois autres individuels, peut-être en raison d'une certaine propension
à rejoindre la queue du peloton dès que la route s'élève un peu trop, mais plus
sûrement pour cause d'incident mécanique. II est repêché, avec ses compagnons
de misère, par Desgrange, magnanime, qui décide de repousser le seuil d'élimination
à 15 % du temps du vainqueur.
Fernand Cornez, galvanisé par son succès
de Nice, ne s'arrête pas là : il est 4ème à Montpellier, 3ème à Perpignan et
2ème à Ax-les-Thermes, malgré les lacets de Puymorens où, une fois n'est pas
coutume, il se trouve en tête en montagne, avec Antonin Magne et Trueba. Dans
Luchon-Tarbes et dans le Tourmalet, entre Tarbes et Pau, il joue les Samaritains
en assistant son copain d'entraînement André Leducq, malade et complètement
à la dérive. Au mépris du règlement, il ira jusqu'à lui retourner sa roue pour
l'aider à changer de développement, ce que Le "Joyeux Dédé", handicapé
par un bras enflé, n'est plus capable de faire.
Après les Pyrénées, Fernand
reprend son bonhomme de chemin : 4ème à la Rochelle, 3ème à Rennes, 2ème derrière
Le Grevès à Caen, après un tour de piste chronométré destiné à départager les
concurrents.
Il pouvait être satisfait de lui-même notre individuel,
d'autant qu'il avait terriblement souffert d'une sale blessure au genou gauche
pendant une bonne partie de l'épreuve. Et l'on imagine qu'il dût subir embrassades
chaleureuses et claques dans le dos en rentrant à la maison. On ne le reverra
jamais dans le Tour de France. Dommage !
L'étape Digne-Nice du Tour de
France 1933 fut le principal titre de gloire de Fernand Cornez (1907-1992).
Il fut cependant Champion de France militaire en 1929 remporta une étape dans
le Tour d'Italie en 1933, exploit rarissime pour un étranger, à l'époque, une
première place dans le G.P de Cannes 1934, et deux étapes de Paris-Nice (1933,
1934). Par la suite Fernand Cornez devint hôtelier près des Andelys. En 1937
l'équipe de France se mit au vert dans son hôtel avant le départ du Tour. Ajoutons
que le compagnon de Cornez dans Digne-Nice, Fernand Fayolle, l'homme au maillot
rouge vif, remarquable grimpeur, brilla dans les Alpes et les Pyrénées et termina
11ème à Paris.
Trois individuels terminèrent la course dans les dix premiers
: Martano (3ème) Trueba (6ème) et Level (7ème). C’est aussi bien que l’équipe
de France !
Jean Roussel, auteur
de : "Il était une fois le Tour de France" - éditions L'Harmattan.
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