Contre-enquête sur la mort de Francesco Cepeda (Tour de France 1935)
Le
Basque espagnol Francesco Cepeda, fut en 1935 le premier coureur décédé du Tour
de France, tout au moins pendant la course elle-même. Il avait 29 ans. Si cette
mort est évoquée par la plupart des historiens du Tour, elle l'est toujours
de manière laconique, sans qu'aucune tentative ne soit faite pour tenter de
mettre à jour les raisons et les circonstances du drame. Pour tenter de les
comprendre, il faut se pencher sur le fonctionnement du Tour de France de l'époque
et sur la personnalité de son créateur Henri Desgrange.
Le Père du Tour
est un autocrate qui mène son entreprise avec une poigne de fer. Il n'aime guère
les critiques et les contestations concernant sa course et cela se ressent à
travers les récits des journalistes sportifs qui n'appartiennent pas à l'Auto
journal organisateur, et qui son contraints de dire ce qu'ils ont à dire, entre
les lignes, de manière allusive, en laissant le soin à leurs lecteurs les plus
perspicaces d'en tirer les conclusions de leur choix.
Cependant, l'excellent
Raymond Huttier dans le Miroir des Sports se permet quelques critiques sur le
fonctionnement du Tour dès 1929 et n'hésite pas à dénoncer les combines entre
coureurs et entre constructeurs. Ce qui débouchera sur la révolution de 1930
et l'institution des équipes nationales. Par la suite Huttier, jusqu'en 1939
dénoncera, avec de plus en plus de force, les conditions faites aux coureurs
et le caractère inhumain de certains parcours. Pourtant, dans le cas de la mort
de Cepeda, il est manifeste qu'il ne dit pas ce qu'il sait.
Jusqu'en
1933, il existait deux catégories de coureurs. Les nationaux et les touristes-routiers.
Les touristes-routiers qu'on appelait les ténébreux, les parias ou les déhérités
participaient au Tour de France à leurs frais, en prenant sur leurs vacances
et en s'organisant plus ou moins bien de manière à être hébergés aux étapes.
Il y avait parmi ceux-là quelques coureurs de grande valeur, comme Omer Taverne,
Benoît Faure, René Bernard, Max Bulla, Fernand Fayolle, Fernand Cornez et quelques
autres. Indispensables au Tour de France, ils donnaient du volume au peloton,
à moindres frais pour l'organisateur et donnaient souvent du fil à retordre
aux "As". Ce qui n'était pas pour plaire à Desgrange qui ne leur portait
guère de considération. Les primes qu'ils recevaient en cas de victoire d'étape
était trois fois inférieures à celles attribuées aux As. Ceux-ci, qui avaient
droit à tous les égards, étaient équipés entièrement par l'organisateur depuis
1930, avec quelques restrictions mineures, et montaient des vélos jaunes marqués
du nom du journal "L'Auto". Ils couraient sous contrat et étaient
pendant la durée du Tour les employés de Desgrange.
En 1934, les touristes
routiers deviennent des individuels. Ils ne sont qu'au nombre de vingt et sont
sélectionnés par Desgrange. Ce petit nombre s'explique par le fait que ces individuels
sont pris en charge et équipés par le journal, mais à un niveau inférieur à
celui des As. Ils ne bénéficient pas entièrement de la logistique du Tour, reçoivent
une prime de 100 F par jour de course, pour leurs frais de route, vingt boyaux,
un maillot gris fer marqué d'une bande de couleur représentative de leur nationalité,
ainsi que le fameux vélo jaune, avec l'équipement correspondant. Cette
avancée sociale s'explique par le fait que les As étant équipés par le
journal, leurs constructeurs habituels ne pouvaient s'attribuer ouvertement
leurs victoires. Alors que les touristes-routiers de valeur, généralement équipés
par de petits constructeurs pouvaient porter sur leur maillot le logo de la
marque qui les employait. Ce qui provoquait le courroux des grands constructeurs
qui ne pouvaient en faire autant avec les As. L'intégration des individuels,
même partielle, correspondait donc, avant tout, à un souhait des grands constructeurs
qui s'estimaient désavantagés et qui envisageaient avec horreur la victoire
- peu probable - d'un individuel, ce qui avait, tout de même failli se
produire en 1933 avec la brillante prestation de l'individuel Martano.
L'inconvénient était que cette intégration des individuels coûtait cher et
que par conséquent, Desgrange était contraint par mesure d'économie d'en restreindre
leur nombre. En 1934 le peloton au départ ne comportait que 60 coureurs. En
1935, le patron du Tour crée trois catégories : les As, les individuels nationaux,
au maillot gris à bande de couleur, qui appartiennent en fait à des équipes
"bis" dans lesquelles, les équipes premières peuvent puiser dans certaines
conditions les coureurs qui leurs manquent, suite à un abandon ou une élimination,
et les bons vieux touristes-routiers d'antan qui portent des maillots de leur
choix, mais sans mention d'une marque de cycles ! Il suffisait d'y penser !
Autre innovation : les jantes en duralumin qui équipent les coureurs. Cette
nouveauté ne sera pas sans conséquence.
Francesco Cepeda, gentil garçon au regard de braise et au sourire éclatant,
appartient à l'équipe d'Espagne "bis". C'est un coureur modeste, dont
le plus grand titre de gloire fut d'arriver en tête dans le Galibier en 1930,
derrière son compatriote Trueba. Depuis, il a participé trois fois sans jamais
voir le Parc des Princes.
Alors que la plupart des coureurs sont issus de milieux modestes et sont
à la recherche d'une promotion sociale, Cepeda, originaire de la région de Bilbao
appartient à la bourgoisie. Son père est industriel et lui-même est juge municipal.
Il participe donc au Tour de France par pure passion, ce qui désespère son père
qui estime "qu'il n'a pas besoin de ça".
En 1931, il était, à la suite d'on ne sait quelle tractation, le seul membre
de l'équipe nationale espagnole. Le second espagnol de ce Tour, Cardona, était
inscrit chez les touristes-routiers.
Dès la deuxième étape du Tour 1935, Lille-Charleville, les observateurs constatent
que quelque chose "cloche". Ce jour-là il fait très chaud, les crevaisons
sont innombrables et provoquent le désespoir des coureurs. Martano, l'un des
favoris, tombe et abandonne. Huttier écrit : "Il y eut les crevaisons,
des crevaisons en quantité incroyable, désespérante, déconcertante. (…) On crevait
surtout sur les trottoirs cyclables, dont l'affreux machefer qui les recouvrait
dissimulait d'innombrables débris métalliques" (Miroir des Sports n°833
du 9 juillet 1935). Il s'agissait en fait d'une série de déjantages dus
à une mauvaise adhérence du chatterton sur les jantes en duralumin surchauffées.
Pierre Chany en fait mention dans "La Fabuleuse histoire du Tour de France"
(Editions Nathan - 1991 - pages 292-293). Dans le n°833 du Miroir des sports,
le lendemain de l'étape Lille Charleville, à l'issue de la 3ème étape, Raymond
Huttier qui a manifestement fait son enquête, écrit allusivement : "Après
ces écœurantes batailles sur les chaussées inhumaines et les décourageantes
séries de crevaisons, où les clous quoi qu'on ait pu en dire n'y étaient , hélas
! pour rien..." Nous savons donc que les clous n'y sont pour rien, mais nous
ne savons pas si les jantes y sont pour quelque chose !
Jusqu'aux Alpes, le Miroir des Sports, ne fait plus mention de crevaisons
anormales, mais note que dans la 6ème étape Evian-Aix les Bains, l'Italien
Gestri abandonne après avoir été "victime d'une chute sérieuse". On
sait aujourd'hui que c'était à la suite d'un déjantage. L'ambiance devait être
tendue. La veille, dans la 5ème étape Belfort-Evian, trois Espagnols de l'équipe
nationale abandonnèrent sans raison apparente. Funeste intuition ? Appréhension
et refus d'une prise de risque à la veille des cols alpins ? On ne le
saura jamais. Dix-huit ans plus tard, Claude Tillet journaliste à l'Equipe écrit
dans "Le Tour a 50 ans" numéro spécial ( mythique) de l'Equipe, de
1953 : "Les coureurs déjantaient à qui mieux mieux, les provisions de boyaux
s'épuisaient à vue d'œil, la presse non spécialisée s'emparait de l'affaire
et créait une véritable atmosphère de panique. D'Aix-les-Bains, le QG du Tour
téléphonait à Paris, réclamant de toute urgence pour l'étape suivante, des roues
montées avec des jantes en bois. Dans la nuit, tous les monteurs de roues disponibles
se mirent au travail et réalisèrent un tour de force. L'incident fut clos".
En réalité, il ne le fut pas. Tillet situe l'apogée du problème et son règlement
par le remplacement des jantes en duralumin par des jantes en bois, a l'issue
de la 6ème étape Evian-Aix les Bains, c'est-à-dire à la veille de l'étape
du Galibier, celle qui vit la mort de Francesco Cepeda. Cette affirmation est
inexacte.
La 7ème étape Aix les Bains-Grenoble, est attendue par tous. Normalement Romain
Maes qui s'accroche à son maillot jaune avec l'énergie du désespoir et n'a que
4 minutes et six secondes d'avance sur Antonin Magne devrait être logiquement
dépouillé de l'emblème suprême le soir même à Grenoble. Malheureusement, après
Chambéry près de Montmélian un carambolage effroyable des voitures suiveuses
provoqué par une manœuvre malhabile de Desgrange et un changement de braquet
intempestif du Laonnais Hubatz, envoie à terre Antonin Magne et le Belge Danneels.
Magne est sérieusement blessé. Il repart assisté d'André Leducq, mais il abandonnera
au pied du col du Télégraphe. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre
et monopolisera le soir à l'étape les commentaires des journalistes. A
Saint-Jean-de-Maurienne, Cepeda déjante. Il répare à la hâte et rejoint un groupe
dans lequel se trouve Vietto. Au sommet du Galibier il est à proximité
du Français très attardé. Dans la descente du Lautaret aux environs de Vizille,
Cepeda est devant Vietto. Soudain, son boyau avant "tourne" comme
l'écrit Pierre Chany. Cepeda amorce un spectaculaire vol plané et s'affale sur
le sol en terre battue en entraînant l'Italien Vignoli dans sa chute. Vignoli,
la clavicule brisée, ne repartira pas. Cepeda aidé de quelques spectateurs remonte
en selle, mais ses forces l'abandonnent. Il doit renoncer. Transporté dans une
clinique de Grenoble, il est trépané le soir même, ce jeudi 11 juillet 1935.
Il décèdera le dimanche 14 juillet sans avoir repris connaissance.
Dans le numéro 835 du Miroir des Sports du 13 Juillet Raymond Huttier, dans
un article daté du 11, écrit : "Quelle effroyable journée nous avons vécue
dans l'étape du Galibier". On s'attend à ce qu'il décrive accessoirement
les chutes de Vignoli et de Cepeda. En réalité sur trois colonnes Huttier détaille
les circonstances de la chute et de l'abandon d'Antonin Magne. Pas un mot pour
l'Espagnol, pas un mot pour l'Italien.
En revanche, dans le numéro suivant (836 du 16 juillet 1935) Jean
Routier dans un article daté du 14 juillet, probablement écrit avant l'annonce
de la mort de Cepeda, détaille l'affaire des jantes : "Après l'étape du Galiibier, il n'était question dans la caravane que de l'affaire
des jantes métalliques. Cette année on le sait, les vélos se trouvent équipés
avec des jantes en duraluminium, plus légères et plus rigides que les habituelles
jantes en bois. Mais il y avait une chose à laquelle on n'avait pas pensé, c'est
que dans les descentes des cols, les coups de freins nombreux et prolongés arrivent
à échauffer ces jantes métalliques à tel point que les bandes volantes utilisées
pour fixer les boyaux fondent littéralement et que les pneus se déjantent beaucoup
plus facilement qu'avant. De nombreuses chutes, notamment celle de Cepeda, de
Vignoli et de Gestri furent indiscutablement provoquées par ce déjantement anormal
et d'autres routiers n'échappèrent que par miracle à la brutale cabriole. Des
coureurs qui avaient crevé, se brûlèrent les doigts en changeant de boyaux,
tellement leurs roues avaient été échauffées et d'autres redoutant la chute,
n'hésitèrent pas à ficeler leurs boyaux après les jantes. Ce fut, durant une
journée, une période de grand affolement parmi les coureurs et les suiveurs.
Des hommes refusèrent de partir si on ne leur fournissait pas des jantes en
bois (...) Tout finit par s'arranger rapidement, cela va sans dire, car il suffisait
pour remédier à ce petit inconvénient, de trouver une colle résistant à la
chaleur". En réalité, on ne remédia "à ce petit inconvénient"
qu'en substituant des jantes en bois à celles en duralumin. Ce travail
ne fut entièrement effectif qu'à Nice le mardi 16 juillet, c'est à dire, cinq
jours après l'accident de Cepeda, comme le confirme Georges Briquet dans le
n°837 du Miroir des Sports en date du 18 juillet 1935. Donc, au moment
de son accident le vélo de Cepeda n'était pas muni de
jantes en bois. Et la responsabilité de l'organisateur aurait pu être recherchée.
Mais l'époque n'était pas procédurière. Aujourd'hui une affaire comme celle-là
déclencherait probablement un procès retentissant.
Voyons maintenant comment l'affaire fut évoquée à chaud et à travers le temps
: Ce n'est que dans le numéro 837 du 18 juillet 1935 que les lecteurs du Miroir
des Sports apprendront la mort de Cepeda dans un paragraphe de 16 lignes sur
une colonne, écrit le 16 juillet, signé Raymond Huttier, intitulé "Les
Espagnols en deuil" et accompagné de trois photos dont la dernière du
coureur espagnol où on le voit tenter vainement de remonter en selle.
Huttier écrit : "Les suiveurs et les coureurs espagnols consternés ne
savaient plus que faire. Un moment ils songèrent à se retirer de la course en
signe de deuil et demeurèrent même indécis assez longtemps mais, en vrais sportifs,
et malgré leur détresse émouvante, ils décidèrent de continuer, donnant ainsi
à tous un bel exemple de courage et d'abnégation"
Le 16 juillet, Robert Dieudonné publie dans L'Auto un hommage au coureur
espagnol, intitulé "Pauvre petit Cepeda."
Dans les deux cas le lecteur ne peut que comprendre que le drame est dû exclusivement
à une terrible fatalité.
Dans son numéro du 16 juillet 1935, l'hebdomadaire "Match l'Intran", page 3,
décrit l'étape Aix les Bains-Grenoble, par la plume de Félix Lévitan, mais ne
fait nullement mention des accidents de Vignoli et de Cepeda. Nulle trace du
drame dans les pages suivantes qui décrivent les huitième et neuvième étape.
En revanche, l'hebdomadaire illustré "Vu" dans sa livraison n°384
du 24 juillet 1935, laisse à l'un des piliers du surréalisme, Philippe Soupault,
le soin de dire, dans un article saignant et documenté intitulé "Gladiateurs
1935", ce qu'il pense des dangers du Tour de France et de l'indigence de
ses mesures de sécurité. "Depuis les coureurs, embrigadés, muselés, véritables
bêtes de somme, jusqu'aux malheureux qui croient que c'est du sport,
tous ne sont que les victimes d'une illusion" assène Philippe Soupault.
Plus loin, il écrit : "L'Espagnol Cepeda, lui, est mort quelques jours
plus tôt. Une chute, une fracture du crâne. On a annoncé rapidement que le coureur
était mort. C'est tout. Son oraison funèbre fut courte. Et maintenant, il est
recommandé de ne pas en parler. Cela pourrait faire du tort à la publicité."
C'est bien le fond de l'affaire.
Dans ce Tour 1935 on déplora pour le moins les accidents d'Antonin Magne
et de Danneels, dus à une faute d'organisation, de Martano, de Gestri, de Neuville,
de Cepeda, de Vignoli, victimes de déjantages, de Camusso renversé par une
voiture suiveuse, de Di Paco, de Lapébie, de Merviel qui entra tête baissée
dans un camion de bois arrêté en pleine route, au moins à un mètre de la bordure
comme en témoigne une photo du Miroir des Sports, mais "pourtant bien
rangé sur le côté droit de la route" selon Raymond Huttier. Que faisait-il
là ce camion ? personne ne se posa la question.
Sur l'accident de Cepeda, ses raisons et ses circonstances, règne depuis
toujours un silence feutré.
Dans l'ouvrage de Georges Briquet, "Ici soixante ans de Tour de
France" pas un mot sur l'accident de Cepeda.
Dans les mémoires d'André Leducq, qui participa à ce Tour 1935, silence total
sur la mort de l'Espagnol...
Dans La Fabuleuse histoire du Tour de France, si Pierre Chany évoque le problème
des jantes lors de la deuxième étape du Tour 1935, il n'en est plus question
dès qu'on aborde les Alpes, alors que c'est là que le problème se posa avec
le plus d'acuité.
Dans l'ouvrage d'André Storme "L'envers du Tour" paru fin
1935, si l'accident de Magne est commenté, l'information sur la mort de Cepeda
n'est manifestement pas parvenue jusqu'à l'oreille de l'auteur.
Dans le numéro spécial d'avant-Tour de France de But & Club (1950) Henri
Manchon trace le "martyrologue" des coureurs du Tour depuis 1903.
A défaut de s'intéresser aux causes, il met l'accent sur l'héroïsme des coureurs.
Ni Merviel, ni Cepeda ne font partie de sa liste.
Dans "Le Tour a 50 ans", formidable numéro spécial de l'équipe publié en 1953,
à la page 114 qui résume le Tour 1935, si les chutes de Magne, de Camusso, de
Lapébie, de Merviel, de Di Paco sont évoquées, La mort de Cepeda est totalement
passée sous silence.
Quant à Serge Laget estimable historien du Tour, il considère, dans
la retrospective "Le Tour - 100 ans" édité par l'équipe en 2003, que
Cepeda fut "victime de sa passion." Lui suggérer que l'Espagnol fut
surtout victime des jantes en alu relèverait d'une absence de bon goût.
C'est ainsi que l'épopée triomphe de la réalité et que le silence l'emporte
sur la vérité. Nous ne sommes pas près d'en sortir.
Jean Roussel, auteur
de : "Il était une fois le Tour de France" - éditions L'Harmattan.
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