GINO LE PIEUX.
En 1937, le nouveau patron du Tour de France
est Jacques Goddet. Henri Desgrange a passé la main pour raison de santé, mais
il reste le maître d'œuvre de l'épreuve. Il introduit deux innovations : le
dérailleur déjà utilisé dans de nombreuses courses, mais interdit jusque-là
dans le Tour de France, (sauf jadis pour les touristes-routiers) et les camionnettes
de dépannage pour chaque équipe, y compris pour les individuels. Mais le véritable
événement est la présence d'un coureur de 23 ans, hors du commun, l'Italien
Gino Bartali, un super-champion déjà vainqueur de deux Tours d'Italie . Bartali
ne vient pas sur le Tour de gaîté de cœur. En 1936 les Italiens s'étaient désistés
pour des raisons politiques. Cette année ils viennent et pour les mêmes raisons
: Mussolini étant conscient de l'avantage propagandiste qu'il peut tirer d'une
victoire du champion italien dans le Tour de France. Mais Bartali qui n'est
pas un chaud partisan du fascisme se fait tirer l'oreille. D'autant, qu'en début
d'année une sale broncho-pneumonie a failli envoyer le pieux Gino au paradis.
Dans un premier temps il décline l'invitation de Desgrange mais finit par accepter
sous la pression menaçante des fascistes. Dans les Alpes Gino Bartali manifeste
sa supériorité. Il est évident que l'on tient là le vainqueur du Tour de France.
Malheureusement dans l'étape Grenoble-Briançon il plonge à la sortie d'un virage
dans le Torrent Couleau un modeste affluent de la Durance en crue ce jour-là.
Malgré son courage il abandonnera la course quelques étapes plus tard, à Marseille...
sous la pression du directeur de l'équipe italienne. Une place d'honneur de
leur champion à l'arrivée à Paris n'est pas acceptable pour les fascistes. Seul
un triomphe peut les satisfaire ! Ce sera pour l'année suivante. Cet abandon
contraint forcé, bien que dissimulé comme tel au public, relance la course.
DEUX
MAILLOTS JAUNES.
Roger Lapébie l'un des favoris, est un athlète ambitieux,
malin, et sa trogne rubiconde lui attire une forte popularité auprès du public
français. C'est un bon vivant qui aime les femmes, les mets capiteux et qui
ne mâche pas ces mots, ce qui ne lui attire pas que des amis. Grimpeur moyen,
Il roule bien, sa pointe de vitesse est redoutée et il descend les cols aussi
bien que Speicher, c'est-à-dire comme un fou ! Ce qui lui permet de gagner l'étape
Briançon-Digne au nez et à la barbe des grimpeurs, malgré l'ascension de l'Izoard. A
Digne, c'est un individuel Italien inconnu à la chevelure rousse, Vicini, qui
prend le maillot jaune... à 17 heures, car à 18 heures il passe sur les épaules
du Belge Sylvère Maës à la suite d'une étourderie des organisateurs qui n'avaient
pas pris en compte une pénalité d'une minute infligée à Vicini la veille ! Pour
calmer le public qui a vu Vicini effectuer un tour d'honneur avec son maillot
jaune, on lui laisse le maillot et on en attribut un (le bon) à Sylvère Maës
malgré un écart de 35 secondes entre les deux coureurs. Il y aura donc deux
maillots jaunes au départ de Digne, ce qui est unique, dans ces circonstances,
dans les annales du Tour de France (1).
DESGRANGE LE DESPOTE.
Les
chances de Lapébie de battre Sylvère Maës, vainqueur l'année précédente, son
réelles. A Marseille il n'est qu'à 2'53" de son rival belge au classement
général. Au pied des Pyrénées il n'est plus qu'à 2'18". Mais l'équipe belge
est très forte et écrase ses adversaires dans les étapes contre-la-montre par
équipe où son hégémonie est presque totale. Et justement, cette année-là, Desgrange
a prévu cinq demi-étapes contre la montre par équipe, 2 tiers d'étape contre
la montre par équipe et un tiers d'étape contre-la-montre individuel. Dans l'intention
de redonner du suspens à la course, le despote décide, en pleine épreuve, de
supprimer le plus arbitrairement du monde à partir de Marseille les étapes contre-la-montre
par équipes. Une seule sera conservée ainsi que l'épreuve contre-la-montre individuelle
! Vigoureuses protestations des Flamands ! Mais Desgrange reste imperturbable
puisqu'il modifie le règlement comme il l'entend !
LA FANTASTIQUE
ETAPE LUCHON-PAU.
Le Tour va se jouer dans la deuxième étape pyrénéenne
entre Luchon et Pau, avec quatre cols au programme : Peyresourde, Aspin, Tourmalet
et Aubisque. Pendant une séance d'échauffement de l'équipe de France avant
le départ sous la direction du très dynamique Jean Leulliot, Lapébie s'affale
sur la route son guidon brisé entre les mains. Le champion est KO mais n'est
pas blessé. Après examen du guidon on s'aperçoit qu'il a été scié. Les soupçons
se portent sur un mécanicien belge de la firme ALCYON. C'est donc un coup des
belges, bien que cela n'ait jamais été prouvé. La tension est à son comble.
A la hâte, on remonte un guidon neuf sur la machine de Lapébie, mais sans porte-bidon.
Comme le Français répugne à placer des bidons dans les poches de son maillot,
il prend le départ sans rien à boire et il sait que le règlement lui interdit
de s'approvisionner en boisson hors ravitaillement. Dès le départ Lapébie
est attaqué en force par les Belges, démoralisé il perd du terrain. Au sommet
d'Aspin il est à la dérive et a perdu plus de quatre minutes. il songe à abandonner
malgré la sollicitude de Paul Choque son équipier. Après la descente d'Aspin,
Lapébie attaque le Tourmalet à l'énergie. Il va mal et pense à nouveau à abandonner.
Au sommet il a 6'47" de retard. Mais il descend le Tourmalet à une vitesse
vertigineuse. Au contrôle d'Argelès il n'a plus que 3'00" de retard et
au pied du petit col de Soulor, qui précède l'Aubisque, Sylvère Maës découragé
est rejoint. Lapébie avec une volonté retrouvée passe en bonne position au sommet
de l'Aubisque et arrive second épuisé et heureux à Pau derrière l'Espagnol Berrendero. C'est
un retournement de situation sensationnel. Le Français n'est plus qu'à 1'33"
de Sylvère Maës. Mais pendant la journée de repos les commissaires décident
de pénaliser Lapébie de 90 secondes pour ravitaillement illicite. On l'accuse
également d'avoir été poussé dans le Tourmalet. La décision des juges provoque
un tollé. Des partisans de Lapébie s'en prennent aux commissaires. Lapébie et
toute l'équipe de France menacent d'abandonner. Ils n'en feront rien grâce aux
exhortations de Desgrange. L'écart entre Sylvère Maës et Lapébie est de 3'03"
L'atmosphère est nauséabonde.
L'ABANDON DES BELGES.
Le
lendemain, Sylvère Maës écope d'une pénaité de 15" pour aide illicite.
Pour comble de malheur un passage à niveau se ferme au mauvais moment. Lapébie
profite de l'aubaine. A Bordeaux le Français arrive second derrière son coéquipier,
Paul Choque, et empoche une bonification. Il n'est plus qu'à 25" de Sylvère
Maës. Le soir, les coureurs belges sont agressés par des supporters de Lapébie.
C'est la goutte de bière qui fait déborder la chope ! Les belges menacent d'abandonner
si la pénalité infligée à Maës n'est pas retirée. Elle ne le sera pas et les
Belges prennent le train pour Paris, puis pour Bruxelles où ils seront accueillis
par une foule en délire.
UNE VICTOIRE CONTESTÉE.
Le peloton,
qui possédait deux leaders à Digne repart de Bordeaux sans maillot jaune et
sans les belges ! Lapébie enfile enfin l'emblème suprême à l'issue du premier
tiers d'étape Bordeaux-Royan. Ensuite il réussira à maintenir Vicini à distance
et remportera au Parc des Princes et contre toute attente cet extravagant 31ème
Tour de France. Par la suite Lapébie revendiquera la présence de tous les
coureurs de l'équipe de France dans les critériums d'après-tour. Desgrange n'aime
pas les rebelles. Il n'aime pas davantage ceux qui s'immiscent dans les failles
de son règlement. Il reprochera à Jean Leulliot, directeur de l'équipe de France
et ancien coureur amateur, ses méthodes modernes de management. Il l'accusera
d'avoir utilisé dans le silence du règlement des moyeux arrière à double filetage
permettant aux Français de bénéficier de 6 vitesses au lieu de 3. Desgrange
ne pouvait annuler la victoire de Lapébie sous peine d'émeute. Il se contenta
de sanctionner le champion en ne le sélectionnant pas pour le Tour suivant et
après négociations : l'abstention de Lapébie sera achetée contre des contrats
avantageux dans différentes courses sur piste au Vel' d'Hiv et notamment les
6 jours de Paris !
(1) En 1929 André Leducq, Nicolas Frantz et Victor
Fontan partirent de Bordeaux tous trois avec le maillot jaune. Leurs temps au
classement général étaient identiques !
Jean Roussel, auteur
de : "Il était une fois le Tour de France" - éditions L'Harmattan.
Une remarque sur ce fichier ? : écrivez-nous
|