Tour 1989 : Fignon-LeMond, huit secondes pour l’éternité...
Au terme
des années 80, le cyclisme apparaît souffreteux et la suffisance de ses dirigeants
et autres ordonnateurs de tous bords acheminent, doucement mais sûrement, la
discipline, reine des peuples de la vieille Europe, vers un océan de futurs
et désagréables déconvenues. A brève échéance, ce scénario semble immuable.
Les causes sont multiples et variées et la prise de conscience des uns et des
autres doit impérativement trouver un aboutissement concret sans attendre. La
mise hors course, dès 1987, du trop zélé Félix Lévitan de la direction du Tour
de France, semble indiquer que le groupe dirigé par Philippe Amaury, auquel
la Grande Boucle appartient, a sensibilisé l'UCI et consorts sur l'urgence de
la situation précaire où se trouve le vélo. La comptabilité obscure, pour ne
pas dire occulte, ainsi que les idées et décisions à contre courrant de ses
partenaires ont eu raison de la passion sacerdotale du premier lieutenant de
Jacques Goddet. Le Tour des Amériques, véritable miroir aux alouettes, étant
la goutte d'eau fatale. Jacques Goddet, octogénaire fringuant et indéracinable
légende du Tour assure, à partir de cette date, l'intérim seul même s’il fut
un temps épaulé de manière très succincte voir anecdotique par Jean François
Naquet-Radiguet puis par Jean Pierre Courcol. Pourtant, la limite d'âge ajoutée
au dénouement rocambolesque et pour le moins fallacieux de l'édition 88, de
la kermesse du juillet, allaient précipiter sa mise à la retraite. La mutation
irréversible, car essentielle pour sa survie, du paysage vélocipédique prendra
effet dès les prémices de la saison 1989. Le printemps voit apparaître,
alors, la Coupe du Monde, nouvelle formule de hiérarchisation du peloton. Titre
pompeux, s'il en est, pour une épreuve englobant (les) seules classiques (quoique)
les plus prestigieuses du calendrier. A l'issue de la saison, le lauréat, ceint
d'un maillot distinctif, qui trônera au sommet de ce classement édité au terme
de chaque épreuve référencée, recevra un trophée et sera considéré, alors, comme
le coureur le plus régulier à défaut d'être le plus complet de l'année en cours.
Une innovation des plus louables, certes, mais qui à court terme favorisera
la spécialisation à outrance. L'inexorable conséquence d'une telle démarche
perdurera jusqu'à l'instauration de l'UCI Pro Tour, quelques quinze années plus
tard.
Le Tour de France, quant à lui, s'offrira une cure de jouvence sous
la forme de la mise en place d'une nouvelle direction. Celle-ci, ne dérogera
pas au précepte ancestral de l'aigle à deux têtes maintes fois étalonné en diverses
occasions dans nombres de corporations de notre belle et douce France. Deux
hommes de consensus sont ainsi nommés pour leurs compétences respectives et
complémentaires. L'un, le Mantonnais Jean Pierre Carenso, s'identifiant parfaitement
à Félix Lévitan de par son côté dossier, portera le titre honorifique de Directeur
Général de la Société du Tour de France. L'autre, le volubile Jean Marie Leblanc,
homme de terrain avant tout, ancien bon coureur lui même sous les couleurs de
Bic et de Pelforth-Lejeune et accessoirement membre de la rédaction du quotidien
l'"Equipe", épousera la responsabilité très convoitée de la direction
du service compétition. Un accord tacite stipule, en outre, que nos deux néophytes
"tourtereaux" devront s'appliquer à redéfinir les emblématiques lignes
conductrices qui définissent le Tour de France depuis la nuit des temps et de
stopper illico toutes surenchères médiatico-fiancières qui ont jeté le trouble
et engendré la morosité ambiante au sein de la caravane, ces dernières années.
En un mot comme en cent, il est expressément conseillé à la nouvelle direction
de privilégier l'aspect purement sportif de l'épreuve, qui avait tendance à
disparaître, au profit de cette très chère mais fade et insipide rentabilité.
Il est vrai que le désengagement d'une bonne partie du sacro saint public, depuis
la dernière apparition en course du "Blaireau", laisse pantois et
dans l'expectative, outre les dirigeants, tous les inconditionnels de la "Petite
Reine", et ce n'est pas, à vrai dire, les deux dernières éditions, plus
ou moins "marécageuses", qui risquaient d'inverser la tendance.
Cette
Grande Boucle 1989 qui s'élancera du Grand Duché du Luxembourg et dont le parcours
empruntera le sens des aiguilles de la montre, marque le grand retour de Greg
Lemond. Victime d'un malheureux et imprévisible accident de chasse peu après
son triomphe de 86 et dont les séquelles tenaces gisent toujours avec parcimonie
dans ses poumons sous la forme de plombs pour le moins récalcitrants, l'Américain
semble, pourtant, avoir recouvré une grande partie des moyens qui l'avait vu
accéder, de haute lutte, au firmament de la légende du Tour. Aujourd'hui membre
de la formation ADR Agritubel Bottecchia, au sein d'un peloton de vingt deux
équipes, Greg Lemond n'en demeure pas moins le leader unique de son groupe où
figure déjà un certain Johan Museeuw, pas encore "Lion des Flandres".
Auteur
d'un début de saison, des plus fracassants, le Francilien Laurent Fignon, à
bientôt vingt neuf printemps, semble en avoir terminé avec ses heurts et malheurs
des saisons précédentes. En effet, depuis son opération du genou à l'aube de
la saison 1985, le lauréat du doublé Tour 83-84, ne parvenait pas ou peu à concrétiser
les immenses espoirs placés en lui par la France entière depuis ses démonstrations
lors de ses Grandes Boucles victorieuses. Malgré quelques succès notoires lors
de la Flèche Wallonne 86 et Milan San Remo 88, il fut contraint de se contenter
d'accessit lors des Grands Tours de ses années de purgatoire. Le printemps 89,
pour Fignon, ressemble fort à celui de la résurrection. De nouveau triomphateur
sur la Via Roma pour un doublé rare, le leader de Super U, s'est en outre, enfin
offert son premier et seul Giro.
Enfin, le vainqueur très controversé de
l'édition précédente, Pedro "Périco" Delgado, est fermement décidé
à lever le voile et mettre un terme définitif à toutes spéculations insidieuses
à défaut d’ambiguïtés concernant l'opprobre et la suspicion nées des circonstances
plus que douteuses liées à sa victoire de 88. En résumé, il apparaît indéniable,
cependant, que la victoire finale se jouera entre ces trois hommes si d'aventure,
bien évidemment, rien ni personne ne vient interférer dans le bon déroulement
de l'épreuve chère à Henri Desgrange. D'entrée de jeu, l'épreuve plonge immédiatement
dans l'invraisemblance voir l'inimaginable. En effet, le vainqueur sortant n'a
pas trouvé d'autre stratagème pour montrer sa différence que d'arrivée deux
minutes et quarante secondes après l'heure prévue du départ de son prologue.
La stupéfaction est à son comble lorsque l'on apprend, par une indiscrétion,
que Pedro Delgado, a mal appréhendé l'heure sur sa montre dépourvue d'aiguille
des minutes. En outre, déjà passablement en retard, Le Castillan aurait rebroussé
chemin, suite à une incompréhension gestuelle d'un de ses mécaniciens, alors
qu'il devait se rendre illico sur la rampe. Ce coup de semonce, pour le moins
inattendu, n'était en fait que le début du cauchemar pour le natif de Ségovie.
Le lendemain, après la victoire en ligne du Lusitanien Acacio Da Silva, avait
lieu le contre la montre par équipe. Comme prévu, les Super U établissaient
le temps de référence devant la formation Néerlandaise Panasonic d'Erik Breukink
et les Superconflex de Jelle Nijdam. Si les ADR de Greg Lemond limitaient la
casse en abandonnant dans l'affaire cinquante et une minutes, en revanche les
Reynolds, et Pedro Delgado en personne, perdait pieds pour terminer derniers
de l'étape à quatre minutes et trente deux secondes des lauréats du jour. Le
scénario de leur course est ubuesque lorsque l'on connaît les aptitudes de l'Espagnol
dans les chronos. Largué par ses partenaires à vingt bornes de la banderole,
"Périco" fut allègrement poussé, que dis je hissé par ceux-ci jusqu'à
l'arrivée, sans que cela n'émeuve le moins du monde un jury de commissaires
pour le coup d'un laxisme des plus coupables. Peut être ont ils éprouvé, à ce
moment là, comme beaucoup d'entre nous, il faut bien l'avouer, une certaine
amertume voir "pitié" pour le fringuant et orgueilleux vainqueur de
l'édition 88, aujourd'hui relégué au fin fond du classement général à plus de
sept minutes d'un Laurent Fignon, qui n'en demandait pas tant, après seulement
deux jours de compétition. Les commentaires vont bon train, naturellement après
ces péripéties à répétitions, et un consensus collégial s'érige autour de la
thèse selon laquelle l'Espagnol, au plus bas depuis sa bévue de la veille, traînerait
comme un boulet toute la misère du monde. José Miguel Echevarri, pour sa part,
présente une tout autre explication à cet imprévisible et déroutant revers.
Le directeur sportif des Reynolds avance que son leader aurait souffert d'hypoglycémie
suite à un équilibrage alimentaire d'entretient mal interprété par son coureur
lors de la pause entre les deux demi-étapes. Ces deux jours cauchemardesques
pour Pedro Delgado pèseront très, très lourds, et c’est un euphémisme, lors
du décompte final. Après les victoires, en Belgique et dans le Nord de l'hexagone,
du Mexicain Raul Alcala, en solitaire, et du Néerlandais Jelle Nijdam dans son
style unique, "tout à droite" dans le dernier kilomètre, le peloton
s'envole en direction de la Bretagne et de Dinard, plus précisément, pour ce
qui sera la première étape de vérité.
Finalement, ce contre la montre de
soixante treize bornes ne fournira aucun enseignement particulier à ce que nous
subodorions déjà, hormis cependant le redressement spectaculaire et inespéré
de Delgado auteur de la deuxième performance de la journée, derrière l'intouchable
yankee Greg Lemond. Pointé à vingt quatre secondes de l'Américain, l'Ibère devance
des spécialistes tels Laurent Fignon, troisième à cinquante et une secondes
ou Erik Breukink, sixième à Rennes à plus de deux minutes de Greg Lemond. Ce
résultat flatteur et cruel à la fois doit, sans aucun doute, nourrir et attiser
les remords insoutenables du contrevenant Espagnol. Toujours est il que le leader
des ADR chipe le tunique des épaules d'Acacio Da SIlva avec cinq secondes d'avance
sur le chef de file des Super U, en embuscade. La légende est en marche. La
descente vers les Pyrénées, ne bouleversera nullement une hiérarchie déjà bien
établie. Les succès du "Renégat" Joël Pelier, "chien fou",
rappelé à l'ordre un jour par le "Blaireau" du "Sixdayman"
Belge Etienne De Wilde et du véloce Irlandais Martin Earley agrémenteront une
trêve des favoris appréciés comme il se doit par ces derniers. La montée sur
le Cambasque par Marie Blanque et l'Aubisque, entres autres, verra la confirmation
d'un futur grand talent l'emporter. En effet, le Navarrais Miguel Indurain,
fidèle parmi les fidèles de "Perico", devance au sommet son leader
de une minute trente mais surtout ce dernier distance, pour l'occasion, le duo
Franco-Américain de trente secondes. Le lendemain, lors de l'étape reine des
Pyrénées, jalonnée des ascensions du Tourmalet, d'Aspin, de Peyresourde et de
la montée finale vers Superbagnères, Pedro Delgado, accompagné du seul Robert
Millar, Ecossais et escaladeur émérite de son état, nous offre une chevauchée
de grande envergure. Abandonnant, astucieusement, les bonifications à chaque
passage au sommet, l'Espagnol profitera au maximum du rendement du "petit
mouflon" Britannique. A Superbagnères, Robert Millar coiffera sans peine
Pedro Delgado, et pour cause, vingt secondes devant un extraordinaire combattant
en la personne de Charly Mottet. Derrière, loin derrière, Laurent Fignon apparaîtra
enfin et franchira la ligne trois minutes et vingt six secondes derrière le
Castillan, mais néanmoins, douze secondes devant son principal adversaire Greg
Lemond. Suffisant, en revanche, pour endosser le maillot jaune sept secondes
devant l'Américain. Les étapes transitaires qui conduiront un peloton, déjà
hautement éreinté et passablement décimé, au pied du massif Alpin, pour un chrono
en côte déjà décisif, apportera son lot de succès variés et inattendus, au profit
de valeureux et besogneux coursiers, qui sied à merveille à l'incertitude du
sport en général et du vélo, en particulier. Ainsi, les victoires du Batave
Mathieu Hermans, à l'emballage, du Transalpin Valerio Tebaldi, vingt minutes
devant le peloton, du Normand Vincent Barteau, en solitaire, et celle de Jelle
Nijdam, sa seconde, maintes fois réitéré dans sa conception, apporteront à leurs
auteurs, gloire et notoriété soudaine mais amplement méritée.
Gap-Orcières
Merlette, site d'anthologie, s'il en est, pour des milliers d'aficionados de
Luis Ocana qui, un 8 juillet 1971, a éclaboussé de sa classe un Tour de France
destiné, au départ, au "Cannibale" et qui de ce fait a ériger cet
endroit, ô combien symbolique d'une génération, en lieu de culte. La victoire
du Hollandais de PDM Steven Rooks ne souffre aucune discussion et lui permet,
en outre, de se rapprocher du top cinq, en revanche, derrière la sélection est
apparue des plus âpres et les positions vacillantes et incertaines. Si Pedro
Delgado devance une nouvelle fois la paire Lemond-Fignon, dans un exercice plus
en rapport avec ses qualités intrinsèques de montagnards ailés, le Parisien,
à la peine sur les pentes à fort pourcentage, a déboursé la bagatelle de quarante
sept secondes en faveur du teigneux Californien. Le chassé croisé perdure, à
la grande joie d'une foule en délire en nombre croissant sur le bord des routes,
et Greg Lemond rendosse la très convoité "toison d'or" pour quarante
secondes, cette fois. Même si un tel scénario avait été envisagé, personne n'aurait
soupçonné celui-ci aussi exaltant et palpitant. Si les belligérants sont bien
ceux annoncés rares sont ceux qui auraient subodoré un tel chassé croisé épique
entre les deux principaux protagonistes. Sans omettre, évidemment, le retour
tonitruant et plein de panache de Pedro Delgado grignotant secondes après secondes
pour se retrouver, à la veille d'arpenter les pentes surchauffées de l'Izoard,
au pied du podium à moins de trois minutes de Greg Lemond. Le facétieux et distrait
Espagnol a donc repris plus de quatre minutes à ses deux adversaires patentés
dans les seules ascensions et lorsque l'on se souvient que ce même Ibère en
a abandonné un peu plus de sept en deux jours faute de concentration digne de
son statut, on reste coi et perplexe quant à imaginer, un laps de temps, ce
qu'aurait pu être la suite des évènements, sans ces inepties d'"enfant
gâté". La première des deux grandes étapes Alpestres, entre Gap et
Briançon par les cols de Vars et Izoard, donc, accouchera d'une souris. Outre
la victoire en solitaire, somme toute assez inattendue, du Suisse Pascal Richard
dans la ville la plus élevée d'Europe, Pedro Delgado et Greg Lemond arriveront
ensemble, au sein d'un groupe restreint, treize secondes devant Laurent Fignon,
légèrement décroché dans le final. Au soir de cette journée tronquée le statut
quo demeure de rigueur, mais demain ?
Comme si la montée des vingt et un
lacets n'était pas assez ardue pour des rescapés meurtris et harassés, les organisateurs
se sont ingéniés, dans un moment d'égarement de bon aloi, de lui adjoindre le
Galibier et la Croix de Fer. Le "Beatnik" Batave Gert Jan Theunisse
y inscrira la plus belle page d'une carrière axée sur l'unique rendez vous de
juillet. Passant en tête au sommet de tous les cols répertoriés, l'"Adonis"
Néerlandais, acclamé par tout un peuple, franchit le sommet de l'Alpe d'Huez
une minute devant un duo constitué de "Périco" et de l'"Intello".
Un délire sans nom accompagne les derniers hectomètres d'un Theunisse littéralement
"hissé" au sommet par des "Oranges Mécaniques" siégeant
en ce lieu saint depuis des lustres et les victoires des Joop Zoetemelk, Hennie
Kuiper, Peter Winnen et Steven Rooks, dernier en date et "Siamois"
du lauréat du jour, perpétuant ainsi et de fort belle manière une tradition
chère au Royaume de sa Très Gracieuse Majesté la Reine Beatrix. De son côté
Greg Lemond, en difficulté dans les derniers lacets abandonnera près d'une minute
et vingt secondes à Laurent Fignon laissant, pour la circonstance, ce dernier
repasser en tête de l'épreuve pour vingt six, misérables secondes. Pedro Delgado,
pour sa part, poursuivant sa remontée fantastique, pointe désormais à moins
de deux minutes du Francilien alors que deux étapes Alpestres restent à avaler.
Tout reste à faire, donc, et le festin qui nécessitait, jusqu'alors, deux couverts
se voit, subitement, adjoindre un convive supplémentaire, quel régal !
La
dix huitième étape, verra un Laurent Fignon tenté d'enfoncer le clou. Les difficultés
rencontrées par l'Américain dans l'ascension de l'Alpe d'Huez, donna des ailes
au Parisien qui, dans un grand élan de générosité, réalisa un "one man
show" inouï, à l'image des raids qu'il réalisa si somptueusement et quand
bon lui semblait quelques années auparavant. Mal récompensé de ses efforts à
Villars de Lans, malgré la débauche d'énergie, Laurent Fignon n'en reprenait
pas moins vingt quatre secondes à un Greg Lemond requinqué et neuf de plus à
un Pedro Delgado en dedans. Le lendemain, lors de l'ultime défi Alpestre, le
trio, accompagné du maillot à pois Gert Jan Theunisse et de l'Espagnol Marino
Lejarreta, se neutralisera à tel point qu'ils joueront la victoire d'étape au
sprint. Greg Lemond s'avèrera le plus prompt devant Fignon, Delgado et Theunisse.
La remontée sur Paris sera l'occasion pour l'Italien Giovanni Fidenza de faire
admirer sa superbe pointe de vitesse et à Sean Kelly, ceint d'une tunique d'un
vert Irlandais, d'asseoir un peu plus, grâce à sa troisième place, sa position
en tête du classement par point.
L'apothéose se déroulera à la faveur d'un
ultime contre la montre, linéaire et dépourvu de toute difficulté, de vingt
quatre bornes entre Versailles et les Champs Elysées. Pas de quoi fouetter un
chat, me direz vous, tant les positions en haut de la hiérarchie semblent édifiantes,
bien campées voir définitives et sans appel, au moins, en ce qui concerne le
podium final de nos trois trublions. Un petit rappel, néanmoins, des positions
nous confirmera que, exceptés un grave et malencontreux accident de circulation
ou bien une illusoire "Delgado", Laurent Fignon remportera, après
une bagarre de tous les instants, sa troisième Grande Boucle, rejoignant, ainsi
dans l'histoire, le "Boulanger de St Méen", le Breton Louison Bobet.
Nous apprendrons, plus tard, que Laurent Fignon traîne, depuis quarante huit,
une inflammation de l'entrejambe qui, même si celle-ci peut s'avérer gênante,
ne devrait pas trop handicaper le Francilien dans sa quête pour la victoire
finale. En effet, et ce même si Fignon a limité sa phase d'échauffement à la
portion congrue, on voit mal Lemond lui reprendre cinquante secondes. En outre,
cette révélation a été tenue secrète et n'a été divulguée qu'après l'échéance
fatale. En revanche, l'entêtement du clan Guimard à ne pas vouloir utiliser
le guidon de triathlète "Scott" est plus discutable voir aberrant
surtout lorsque l'on se souvient du chrono de Rennes où Greg Lemond, dont la
monture était nantie des fameuses "cornes de boeuf", pulvérisa le
Parisien de cinquante six secondes. Il est aussi vrai que ce jour là la distance
était de trois fois plus longue. Dés les premiers kilomètres l'Américain
apparut mieux posé sur sa machine, mieux coordonné dans ses mouvements, les
mains mieux posées, soudées même, aux arceaux de son guidon de triathlète, mieux
tout, en quelque sorte. Couché à la perfection sur sa machine, Lemond vomissait
à satiété son trop plein de puissance phénoménale. Chaque coup de pédale le
projetait, lui et sa "bécane" de rêve, neuf mètres plus avant dans
une harmonie idéale et parfaite. Aucun déchet intempestif ne venait rompre le
bel ordonnancement de l'esthète yankee. Il y avait quelque chose de majestueux
dans l'amplitude de sa souple pédalée pour ce que l'on pourrait nommer, sans
trop se fourvoyer, du bel ouvrage. A l'inverse, Laurent Fignon, incapable d'enrouler
son énorme braquet semblait scotché au macadam. Une impression que les chiffres
ne simulent pas. Buste résolument droit, le Francilien apparaissait gauche et
emprunté dans ses gestes les plus habituels. Son soucis physique ne saurait
expliquer, à lui tout seul, cette soudaine nonchalance "bonhomme"
dont il use invariablement depuis le départ au lieu de s'investir sans vergogne
et totalement.
La dernière ligne droite, en faux plat descendant, des Champs
Elysées restera gravée à jamais dans la mémoire collective. Le décompte final
fut un calvaire insoutenable pour les acteurs, bien entendu, mais également
pour tous les privilégiés qui eurent la chance d'assister à ce drame Shakespearien.
L'irrationnelle d'une telle situation avait quelque chose de surréaliste et
d'invraisemblable. Fignon dévale, au cordeau, les "Champs" tel un
"mort de faim" jouant son existence à pile ou face. Patrick Chêne,
pour les moins chanceux, égrène les secondes fatidiques, avec une excitation
et un 'sadisme" non feint, pendant que Lemond, aux côtés d'un Jean Paul
Olivier, placide comme de coutume, a les yeux rivés sur un point jaune à quelque
centaines de mètres en amont de la chaussée. Il est blême l'"Amerloque".
A mi-ligne droite, les nerfs, de toute l'assemblée présente, sont à vifs et
des tonnes d'ongles métacarpiens doivent passer de vie à trépas au sein des
foyers du bon peuple de France et d'ailleurs. A quelque cent mètres de la ligne
salvatrice, Laurent Fignon ressent, alors, comme un énorme coup de poignard
au plus profond de ses entrailles. Effectivement, une immense clameur gronde
et inonde, alors, l'assistance et des centaines de drapeaux à la bannière étoilée
s'érigent à mesure qu'il s'achemine vers la ligne d'arrivée toute proche. Que
ressent Fignon à ce moment précis, nul de le sait, mais le sait il lui même
au fond. Une chose est certaine, cependant, tous antis ou pros Fignon éprouvons,
à cet instant, une grande peine, une énorme tristesse devant le désarroi et
la souffrance indescriptible qui embaume le vaincu affalé, tel un pantin désarticulé,
sur sa monture, éberlué et choqué. A l'inverse, la liesse communicative, les
élans festifs, les vociférations partisanes qui inondent le clan Américain à
quelque chose d'obscène voir d'indécent, pour le commun des mortels. Un dénouement
Hitchcockien pour l'écart le plus infime de l'histoire de la Grande Boucle,
entre un lauréat et son dauphin. Laurent Fignon, ne se remettra jamais tout
à fait de cette désillusion. Pourtant, il poursuivra sa carrière sans, toutefois,
retrouver le mordant et la motivation qui avaient fait de ce battant hors norme
l'égal des plus grands. Greg Lemond, lui, sera sacré pour la seconde fois Champion
du Monde, un mois plus tard à Chambéry. Néanmoins, et même s'il récidivera à
l'occasion de la Grande Boucle 90, le Champion Américain, de plus en plus handicapé
par les effets secondaires de son accident de chasse, ne rééditera jamais plus
ses exploits passés. Enfin, Pedro Delgado, désormais "prince de Ségovie",
il transmettra le témoin à son jeune et talentueux équipier et compatriote Miguel
Indurain pour une hégémonie de succès qui perdurera cinq longues années.
Michel
Crépel.
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