CHAPITRE DEUX - QUAND J'ÉTAIS APPRENTI
Me voilà, gosse courageux et animé du désir de bien faire, installé dans cet atelier tant rêvé où je crois que tout marche tout seul. Pour débuter, on me donne une tôle de 4 millimètres d'épaisseur sur 10 centimètres de côté à mettre d'équerre. La première opération consiste à dégrossir la pièce au burin, la seconde à atteindre le trait à la lime.
Avant même que mon travail de burinage soit terminé, j'ai le petit doigt de la main gauche tout écorché.
— Bah ! me dit en riant le patron, c'est le métier qui rentre.
Mais je commence déjà à déchanter, car je m'aperçois que tout n'est pas rose dans ma nouvelle vie. Dans la suite, j'étais bien content quand « mémère Théza », comme l'appelaient les petites filles, m'envoyait chez le quincailler ou le marchand de fer. C'était pour moi une véritable récréation. La voiture à bras dont je me servais pour aller chercher les barres de fer devenait à mes yeux un engin de sport. J'aimais tirer cette voiture. Plus elle était chargée, plus je devenais fier. Quand un passant au cœur pitoyable se permettait de pousser un peu derrière pour venir en aide au gringalet qu'il voyait dans les brancards, loin de me faire plaisir, il me vexait profondément, sans s'en douter.
Je croyais qu'on appréciait les efforts que je fournissais dans ces circonstances et qu'on m'en tiendrait compte ; aussi, jugez de ma déception quand mon patron m'attrapa de la belle façon; Mais il faut que je vous conte cette petite histoire.
- Un exploit qui tourne à ma confusion -
M. Théza ayant à passer une importante commande de barres de fer de différents profils et ayant immédiatement besoin de quelques-unes de ces barres, me dit :
— Voici un bon de commande que tu vas porter chez Lasson, faubourg Saint-Martin. Tu emmèneras la voiture, mais ne rapporte pas tout. Tu te feras livrer ces quelques barres que j'ai marquées d'une croix et tu diras qu'on m'apporte le reste. Allez, saute !
— Chouette ! pensais-je en galopant dans les brancards. Je vais me faire livrer toute la commande. J'aurai une fameuse charge à tirer et le patron sera bien épaté.
Tandis qu'il me servait, le commis s'étonna :
— Mais tu n'es pas seul, j'espère, pour traîner tout ça?
— Non, dis-je, j'attends quelqu'un ; allez toujours.
Il chargea dans ma voiture et s'occupa de ses autres clients pendant que je montais aux bureaux faire signer mon livre.
Maintenant, il s'agissait de démarrer. Je décale la chambrière et l'accroche, puis je tire, je m'arc-boute, je réunis toutes mes forces et... c'est la prise de laisse-çà là, rien ne bouge. Mais déjà, dans ce temps-là, quand j'avais quelque chose dans la tête, çà n'en sortait pas facilement.
« C'est la cour qui est mal pavée, me disais-je, quand j'aurai démarré, ça ira mieux.
Je secoue ma charge de gauche et de droite ; un client qui arrive me donne aimablement un coup de main. Ca y est, je roule, mais si la cour est mal pavée, la ruelle qui conduit au faubourg Saint-Martin n'est guère meilleure. Après avoir failli caler plusieurs fois, j'arrive enfin au faubourg. Rouler sur du bois, quelle joie. J'ai l'impression d'avoir remporté une victoire. Je suis déjà en sueur, mais j'exulte. Je me vois déjà arrivant à l'atelier et stupéfiant le patron, la mère du patron, les ouvriers, tout le monde enfin !
Chemin faisant, j'arrive au boulevard Magenta qu'il me faut traverser. Hop ! un petit coup de collier. Rampe de 2 %, ensuite pente douce. Je me laisse entraîner. Je suis tout à fait content, les records tombent. Hélas, je n'ai pas prévu le danger. Une voiture, débouchant d'une rue transversale, vient me barrer la route. Il m'est impossible, avec la vitesse acquise et le ballant de ces longues barres, d'obliquer à gauche pour doubler l'obstacle ou à droite pour freiner avec ma roue le long du trottoir.
Je vois déjà l'instant où je vais défoncer la caisse de la voiture avec mes barres de fer. Quelle chaleur, mes amis ! Je ne suis plus qu'à quelques mètres. Je me cramponne. La charge m'entraîne. Qu'est-ce qui va se passer, mon Dieu !
Je risque le tout pour le tout. J'incline les brancards. Les barres touchent le sol, s'engagent sous l'essieu arrière de la voiture devant moi et freinent brutalement.
Le conducteur semble juger assez sévèrement l'esprit de décision dont je viens de faire preuve. Tant pis, je respire, me voilà sauvé. Je viens de prendre une bonne leçon. Je pense que j'aurais mieux fait d'exécuter simplement et sans zèle les ordres reçus. La défaillance me prend, le courage m'abandonne et pourtant je suis loin d'être arrivé. Mon pauvre Eugène, quelle tâche as-tu entreprise-là !
Cependant, je continue et, peu à peu, je me remonte le moral. L'effort n'est beau, n'est-ce pas, que si le but est difficile à atteindre. Hardi, hardi ! J'oublie la sottise que j'ai commise en voulant jouer à l'homme fort. Plus je peine, plus je transpire, plus j'acquiers la fierté de m'être attaqué à une tâche qui en vaut la peine.
Me voici enfin devant l'atelier. Encore un effort pour entrer dans la cour. Après, je pourrai savourer la satisfaction du vainqueur. Malheureusement, j'ai compté sans la bordure du trottoir. Je prends mon élan, je vire... et je cale définitivement. Mes barres de fer, dépassant à l'arrière, empêchent toute circulation. Il faut que les ouvriers viennent à mon secours en poussant derrière. Ça y est, je suis vaincu à vingt mètres du but.
Je faisais une drôle de tête devant le patron tandis qu'il me traitait d'étourdi.
— En voilà des façons ! Et si tu m'avais fait attraper une contravention pour avoir attelé un apprenti à une charge pareille !
Les ouvriers riaient. Profondément vexé, j'essuyais mon front en sueur. Donnez-vous donc du mal pour-être récompensé de la sorte !
J'ai conté un peu longuement cette anecdote parce qu'il me semble qu'elle peint bien l'enfant que j'étais à ce moment-là.
Vous croyez peut-être que cette déconvenue me guérit? Non, j'avais dans la peau l'amour de l'effort, de la lutte, et je n'ai jamais désarmé. Seulement, comme je tenais compte des observations qui m'étaient faites, j'ai, dans la suite, exécuté ponctuellement les ordres reçus. C'est sur un autre terrain que j'essayais de briller dans des exercices physiques. J'organisais des matches avec le plus jeune ouvrier. C'était à qui tiendrait le plus longtemps, à bras tendu, le seau à eau plus ou moins rempli ou soulèverait les tas de fonte qui nous servaient à dresser nos barres de fer. J'imaginais sans cesse des exercices nouveaux tout en exécutant ponctuellement mon travail.
Mais ce que je préférais à tout, c'était déjà et incontestablement la bicyclette. Le dimanche, je louais une machine chez Fontaine, installé au marché Sainte-Catherine, dans le troisième arrondissement, et alors à moi le bois de Vincennes, Nogent, Villiers, etc... Je m'en donnais à cœur joie. Mais avant de vous confier mes premières impressions de cycliste amateur, je veux vous conter dans quelles conditions j'appris à me tenir sur une machine.
- Comment j'ai appris à monter à bicyclette -
Ce titre paraîtra étrange à certains lecteurs qui doivent s'imaginer qu'un champion vient au monde sachant déjà pratiquer le sport dans lequel il excellera plus tard.
J'ai commencé à me tenir en équilibre sur un vélo dans le courant de l'année 1898, sur le quai de Béthune, lequel était alors, je le sais par expérience, garni de gros pavés de grès particulièrement durs. A l'inverse de plusieurs de mes camarades auxquels une matinée ou une après-midi furent suffisantes pour rouler seuls, mais qui ne s'en sont pas fait pour cela un nom dans le cyclisme, je mis beaucoup de temps à apprendre. Il me fallut un bon mois à raison de plusieurs leçons par semaine pour me tenir proprement sur une machine.
Fort heureusement, mon professeur, un nommé Ferrey, de deux ans plus âgé que moi et qui travaillait chez M. Maury, marchand de cycles, boulevard Saint-Germain, près de la Halle aux vins, était un pur, un désinté" ressé. Il me donnait gratuitement ses leçons avec la machine qui lui servait pour faire ses courses dans Paris. Sans cela, il ne me serait pas resté d'argent pour payer la location d'une bicyclette et il m'aurait fallu dire adieu à mes projets de vélocipédie.
Quand je dis mes projets, n'entendez pas que je rêvais déjà de devenir coureur ; cela n'est venu que beaucoup plus tard. J'aimais le vélo pour lui-même, comme je l'aime toujours, la route pour la route, et il n'était encore question que de promenades. Vers 1895, tout le monde s'était mis à la bicyclette qui détrôna l'aviron avant d'être supplantée à son tour, en partie du moins, par l'automobile. C'était le temps où les dames allaient faire un tour au bois avec des culottes bouffantes. Il était chic de pédaler. Aujourd'hui, heureusement, le snobisme n'a plus rien à voir avec la « petite reine » qui a fait ses preuves et reste l'un des engins de locomotion les plus pratiques.
Si mon apprentissage de cycliste ne m'a pas fait débourser d'argent, je l'ai bien payé en peine. Ce que j'ai pu ramasser de pelles et de bouchons est inimaginable. La bicyclette de mon camarade était bien à sa taille. Il n'en finissait plus, mais elle ne convenait pas du tout à la mienne. Elle avait une multiplication de 21 x 7, soit 7 m. 30 et un guidon « Gougoltz » très bas. Quand je me trouvais juché là-dessus, le postérieur en l'air et les mains trop basses, je ne me sentais pas trop à mon affaire. Toutefois, la passion du sport l'emportait sur ma frousse. Quand Ferrey, après m'ayoir aidé à enfourcher sa monture, me demandait :
— T'y es Gégène ? Je répondais presque rageusement, en ! tout cas, avec courage :
— Oui.
Et alors il me lançait. Je précise bien. Il ne m'accompagnait pas en tenant la machine comme cela se pratique couramment, non, il me gratifiait d'une poussée généreuse et restait sur place pour juger le coup. Quand je lis aujourd'hui le compte rendu des concours de vol sans moteur et comment on lance les appareils dans l'espace, je repense toujours à mes débuts.
Vous voyez d'ici mon allure serpentine sur les gros pavés du quai. Je prenais le départ en haut de la pente qui commence au pont de la Tournelle. J'atterrissais toujours sur le ventre aux environs de la rue Poulletier. Il m'était impossible de pousser et, par conséquent, de maintenir ma vitesse. Mes pieds, en effet, n'atteignant plus les pédales quand elles se trouvaient en bas, je n'avais aucune force et il me fallait absolument me laisser tomber de là-haut quand je voulais descendre.
De tous ces contacts un peu rudes avec le sol, je ne me rappelle qu'une foulure du pouce. J'ai vraiment eu de la chance de ne pas me casser la tête, je m'en rends compte aujourd'hui.
Je ne pouvais prendre une leçon ailleurs, car c'était le matériel du patron de Ferrey qui servait et mon camarade ne pouvait s'éloigner beaucoup. Nous ne fréquentions même pas le grand quartier général des cyclistes du quartier, c'est-à-dire la rue Schomberg, entre le boulevard Morland et le quai Henri-IV.
Dès que j'entrai en apprentissage, il me fut possible de louer une machine à ma taille, je formai équipe avec des camarades et, dès lors, je me perfectionnai rapidement.
J'avais toujours le désir de faire mieux que les autres. Je voulais être le plus fort, le plus adroit et c'étaient des matches continuels tant de vitesse que d'acrobatie avec mes amis Mathias (pas celui de l'A.V.A.), Lathiers, Dutu, Rosière, Amilha, Joudioux, etc., enfin tous les champions du quartier.
Pour les exercices d'adresse, j'étais à peu près le plus fort dans mon secteur. Il me fallait aller jusqu'à Vincennes, sur la place du Donjon, pour trouver véritablement à qui parler. Alors, j'en prenais de la graine, car, à l'époque, plusieurs acrobates se donnaient rendez-vous sur cette place. Je me glissais parmi les spectateurs formant le cercle, mais je ne me risquais pas à montrer mon modeste savoir-faire devant ces as de la marche à reculons ou sur la roue arrière.
- Mes débuts comme amateur -
Pour nos matches de vitesse, nous avions adopté deux circuits, l'un partant du pont Marie, passant par le quai des Célestins, le pont Sully, le quai d'Anjou avec arrivée sur le pont Marie ; l'autre par les rues Agrippa-d'Aubigné, boulevard Morland, rue Schomberg et enfin, pour finir, le quai Henri-IV.
Je n'essaierai pas de mettre en relief mes qualités naissantes et de prétendre que je battais tout le monde. Au contraire, j'étais souvent « lessivé » en vitesse pure, mais je reconnais maintenant que j'avais déjà des dispositions pour les courses plus longues, la méthode d'observation et la prudence étant déjà évidentes chez moi.
Mon circuit préféré était celui du pont Marie. Mes petits amis s'employaient à fond dès le signal du départ. Dans la descente du quai des Célestins, j'étais légèrement distancé. Je regagnais du terrain au virage du pont Sully où je passais en tête, j'abordais toujours le premier le virage du quai d'Anjou qui était assez dangereux et je prenais une légère avance. Ceux de mes camarades qui n'avaient pas mordu la poussière — il se produisait souvent des chutes à cet endroit — devaient faire un rude effort pour combler l'écart. A la hauteur de la rue Poulletier enfin, je partais à fond dans la légère montée qui aboutit au pont Marie et presque toujours je battais mes adversaires.
C'est là que j'ai commencé à m'apercevoir de l'avantage du petit développement. La bicyclette Hanzer, que me prêtait mon ami Dutu, le marchand d'articles de pêche du quai Bourbon, était multipliée à 5 mètres et celle de Mathias, mon concurrent le plus dangereux parce que plus âgé et plus vigoureux que moi, développait 8 mètres. Certes, j'étais à l'ouvrage dans la descente du quai des Célestins, mais dans les virages et à la reprise, comme on dit dans le langage automobile, je me retrouvais. Si je n'étais pas le plus fort et le plus vite, j'étais du moins le plus adroit et savais en profiter. Sans enlever toutes les épreuves que nous disputions, j'avais cependant conscience d'être le meilleur cycliste de l'île Saint-Louis, ce qui, à mes yeux, n'était pas une gloire méprisable, et j'avais du cœur à l'ouvrage toute la semaine.
Chap.3 - Mon premier vélo
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