CHAPITRE TROIS - MON PREMIER VÉLO
Mon père était un fervent du cyclisme, mais il ne s'adonnait guère à son sport favori parce que ses ressources étaient trop modestes. Il avait remarqué que je consentais toutes les privations possibles afin d'économiser un peu d'argent pour louer une machine le dimanche.
Un jour, il décida de m'acheter un vélo. Je ne puis évoquer ce souvenir sans me sentir encore ému. Pour mettre ce beau projet à exécution, il fallait vendre une obligation et, dame, il n'y en avait pas beaucoup à la maison. Je crois bien que celle-ci était même unique en son genre. Je ne puis préciser. J'étais trop jeune pour connaître exactement le contenu de la caisse familiale. Mes parents ne nous en parlaient jamais.
Cependant, il fallait trouver un motif pour justifier l'achat d'une bicyclette. Je ne disposais que d'une heure pour déjeuner et il m'était impossible de revenir à la maison. J'emportais donc mon repas tous les matins.
Mon excellent père prétexta que je ne devais pas bien manger, tandis qu'avec une bicyclette il me serait facile de rentrer chaque jour à midi. Vous pensez si je poussai à la roue ! C'est ainsi que ce magnifique projet put être mené à bien.
L'obligation liquidée, mon père m'emmena chez un marchand de vin dont la boutique s'ouvrait à l'angle de la rue du Temple et de la rue de Rivoli. Ce brave commerçant, qui me parut immédiatement très sympathique, consentit à nous céder, pour la somme de 135 francs, une machine d'occasion.
O mon premier vélo, comme tu m'as semblé superbe avec tes pneumatiques de 40 millimètres — les boyaux n'étaient connus que des coureurs à cette époque — avec tes jantes émaillées en jaune qui imitaient le bois à s'y méprendre,ton petit guidon droit garni de jolies poignées et sans frein — c'était très rare de voir une bicyclette munie de freins — ta forte multiplication de 6 m. 85 et ta belle sacoche garnie d'accessoires ! Tu n'avais presque pas roulé. Tu me paraissais tout neuf, jeune, impatient d'avancer sous mes coups de pédales. O mon premier vélo, comme je t'aimais déjà ! Depuis, j'ai monté beaucoup de machines, souples, légères, plus belles que toi. J'en ai conduit pas mal à la victoire et quand je descendais douloureux, fourbu, mais fier, je leur accordais un regard attendri un regard de reconnaissance, mais aujourd'hui, c'est à toi que je pense avec le plus d'émotion. Jamais mes bicyclettes poussiéreuses de toute la longue route parcourue, sur le guidon desquelles on posait les fleurs du succès, ne prendront ta place dans mon souvenir. Je voudrais t'avoir encore pour te garder chez moi à une place d'honneur. Où es-tu aujourd'hui, mon cher premier vélo ?
Ce jour fut certainement le plus beau de ma vie. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé depuis une satisfaction plus grande. Moi qui croyais ne jamais posséder une bicyclette de ma vie, tellement la somme à débourser me paraissait formidable.
Mais comme le bonheur parfait n'est pas de ce monde, le mien, quand même, ne fut pas complet ce jour-là.
Nous arrivons à la maison avec la fameuse machine. Stupéfaction de ma mère. A aucun moment, elle n'avait cru sérieusement que mon père réaliserait cette idée de m'acheter un vélo, quand il était si simple d'emporter son déjeuner. Elle nous reçoit les larmes aux yeux, elle considère que mon père vient de commettre une folie.
Beaucoup plus tard seulement, j'ai compris la tristesse de ma chère
maman et quel trou nous avions fait dans sa caisse. Sur le moment, je trouvais très étrange de ne pas voir ma mère partager notre point de vue et s'associer à mon bonheur. On est égoïste à cet âge-là.
Enfin, la bicyclette était là, achetée, payée. Il était impossible de la rendre. Une fois l'orage passé, je redevins tout heureux et dès le lendemain matin, je me rendais à l'atelier sur ma première monture.
Chemin faisant, j'imaginais la surprise de mes patrons et des ouvriers. Je me voyais déjà effectuant désormais à bicyclette toutes mes courses à travers Paris.
J'étais là le premier, comme d'habitude pour ouvrir la boutique. A la vérité, ceux-ci ne s'étonnèrent pas trop, non plus que le patron. Ils connaissaient depuis longtemps ma passion pour le vélo. Mais Mme Théza, alors âgée de soixante-dix ans, et qui dirigeait l'atelier avec son fils, s'arrêta devant ma machine :
— A qui donc est cette bicyclette ?
— C'est à moi, madame, répondis-je fièrement.
Elle parut stupéfaite et me lança en roulant de gros yeux:
— Mais ils ont donc de l'argent de trop, vos parents ?
J'éprouvai un peu de gêne. Hélas ! je savais bien qu'il n'y avait rien de trop à la maison.
La patronne me défendit formellement d'utiliser ma bicyclette pour faire les courses. Elle craignait de me voir écraser par ces satanées voitures à chevaux, vulgairement appelées sapins et qui étaient, à l'époque, l'ennemi
des piétons comme le sont de nos jours l'autobus et le taxi-auto.
J'encaissai sans rien dire. Faut-il ajouter que je ne désarmai pas pour cela.
— Si je ne roule pas beaucoup pendant la semaine, pensais-je, je me rattrapperai joliment le dimanche.
- Je forme des adeptes -
L'exemple est contagieux. Je ne tardai pas à contaminer mon entourage avec ma manie de la vélocipédie. C'était chez moi une véritable maladie. Je l'ai eue à l'état aigu. Elle devint rapidement chronique et vous n'ignorez pas que les maux chroniques sont incurables. Ce n'est pas parce que j'ai décidé de ne plus courir que j'ai renoncé à rouler sur les routes. Je pédalerai toute ma vie.
Donc, dans mon enthousiasme, je ne négligeais aucune occasion de vanter les avantages et les joies du cyclisme. J'y mettais tant de conviction que je fis bientôt des adeptes.
Ce fut d'abord le plus jeune ouvrier de l'atelier .qui se laissa entraîner avec d'autant plus de facilité qu'il était célibataire, donc libre. Il m'emmena un jour boulevard Magenta pour me consulter au sujet d'une bicyclette qu'il avait choisie. J'était très flatté de passer déjà pour une compétence et j'approuvai gravement son choix. Je lui donnai des leçons dans le bois de Vincennes et je dus me montrer meilleur professeur que je n'avais été élève car il apprit à rouler assez rapidement.
Ensuite, ce fut mon patron qui, converti à son tour, s'acheta lui aussi une machine. Je lui donnai des leçons dans le parc de Cœuilly, près de Villiers-sur-Marne. Vous pensez si î'apprenti était fier de devenir le professeur de son patron ! Nous n'avons cassé qu'un guidon au cours de l'apprentissage.
Non seulement j'étais l'initiateur, mais je réparais aussi les bicyclettes. Ce genre de travail me plaisait beaucoup. C'était chez moi un goût aussi vif que le plaisir de rouler. Je l'ai toujours conservé et j'adore travailler dans mon atelier.
Je vécus ainsi, pendant un certain temps, une vie normale et plutôt agréable. J'étais considéré comme l'enfant de la maison. J'avais modifié l'opinion de mes détracteurs touchant la vélocipédie et je travaillais de bon cœur six jours de suite. Mais quand le dimanche arrivait. Ah ! mes amis !
- Je fais connaissance avec la route -
Je ne regardais pas à la distance. Il m'arrivait même de passer la nuit du samedi à bicyclette. Je me souviens d'un Paris-Rennes gagné par Léopold Trousselier, aux environs de 1900, qui fut l'occasion pour nous d'une fameuse randonnée.
Nous partîmes au petit jour, le jeune ouvrier dont j'ai déjà parlé et moi. J'avais étudié l'itinéraire par la vallée de Chevreuse, Versailles, Bue, Toussu, Saint-Rémy et Limours, car déjà j'étudiais minutieusement la carte avant de me mettre en route. C'est une habitude dont je me suis toujours bien trouvé.
En chemin, nous nous joignîmes à d'autres cyclistes qui avaient de bonnes lanternes à acétylène. Mon camarade disposait d'une lanterne à huile qui n'éclairait pas beaucoup et moi d'un modeste lampion qui, en principe, se complétait d'une bougie. Je dis en principe, car mes moyens, extrêmement limités, ne me permettaient pas toujours d'en acheter une.
C'est au petit jour que nous fûmes rattrapés par quatre ombres qui nous dépassèrent dans la côte après Saint-Rémy. J'entendis deux noms : Trousselier et Jean (c'était Jean Fischer). Les deux autres, je ne me rappelle pas qui ils étaient. La vue de ces hommes courageux dont j'admirais la belle allure produisit sur moi une très forte impression.
Au retour, nous tenions l'une de ces paires de rames (lisez défaillance) qui comptent dans la vie d'un cycliste. C'était au point que mon ami oublia de freiner dans la descente de Sartory. Sa chaîne sauta. Il exécuta un soleil magnifique, sans se faire de mal heureusement, mais le cadre de sa machine était faussé et il lui fallut rejoindre Versailles à pied.
Il dut rentrer par le train. Pour moi, une fois la défaillance passée, je revins par la route, sans battre aucun record, c'est certain, mais tout heureux d'avoir fait une belle excursion nocturne.
Dès le lendemain, nous commençions à réparer la bicyclette avariée et, le dimanche suivant, je « remettais ça ». Chaque jour de congé était pour moi l'occasion d'une nouvelle promenade, soit avec des amis, soit seul, ce qui m'arrivait assez souvent. J'élaborais, en effet, de longs itinéraires qui effrayaient mes camarades et quand ils m'avaient accompagné une fois, ils n'étaient guère tentés de recommencer.
Je ne me souviens que d'un ami qui vint plusieurs fois avec moi essayer ses jarrets sur la route.
C'était un camarade d'école, André Hilbrunner, beaucoup plus grand que moi. Avec son vélo B.S.A., à pédalier très élevé au-dessus du sol, ses grands bras et ses longues jambes, il avait l'air d'une araignée. Quand il « tenait un coup de pompe » — lisez qu'il éprouvait un moment de défaillance — il ne lâchait pas facilement la partie. En bon copain, je ne l'abandonnais jamais. J'attachais ma ceinture de flanelle, qui mesurait 1 m. 50, à ma tige de selle et je le remorquais jusqu'au moment où je me trouvais dans le même état que lui. Le fossé nous guettait alors et nous attendions du temps, qui arrange tant de choses, qu'il nous permît de repartir. Nous nous remettions en route, pas bien brillants, et nous roulions tranquillement vers la première auberge pour un casse-croûte réparateur et calculé toujours au moindre prix.
- Une défaillance mémorable -
J'ai eu souvent à souffrir de cet avatar redouté qu'on appelle la défaillance, et comme amateur et comme professionnel. Nous en sommes tous là. Ceux qui prétendent ignorer le « coup de pompe » manquent de sincérité. Le plus grand champion ne se diminuera jamais en reconnaissant qu'il lui est arrivé de se traîner sur la route, absolument désemparé.
Mon record en ce genre, à l'époque dont je vous parle, mérite d'être mentionné ici. Il ne devait être dépassé que dans ma course Milan-San Remo, en 1910, une aventure sur laquelle je reviendrai en temps et lieu.
Nous étions partis, une dizaine de camarades et moi, pour une excursion à Fontainebleau, Tout alla bien jusqu'aux environs de Montgeron. Là, nous nous divisâmes en plusieurs pelotons et, vers onze heures, j'atteignais Melun avec trois de mes amis. Ceux-ci décidèrent d'attendre les autres pour déjeuner.
— Je continue, déclarai-je. J'ai décidé d'aller déjeuner à Fontainebleau, j'irai jusqu'à Fontainebleau.
Et je repartis tout seul.
Hélas, ma décision cachait un mensonge. Si je ne m'arrêtais pas avec les autres, c'est que je ne possédais pas de quoi me payer un repas, même modeste. Arrivé à Fontainebleau, je virai à l'entrée de la ville et, au lieu de déjeuner, je repris le chemin de Paris. Mais si, n'ayant pas de quoi manger, je m'efforçais d'oublier l'heure du repas de midi, mon estomac, lui, se chargeait de me la rappeler. En passant devant la Table du Roi, je fus pris d'une défaillance telle qu'il me fallut mettre pied à terre. Je m'écroulai sur l'herbe, à bout de force et de courage.
Quel silence autour de moi, dans cette grande forêt que je ne connaissais pas ! Au bout d'un moment, je fus pris d'une crainte vague provoquée surtout par l'immobilité, le calme de tout ce qui m'environnait. J'essayai de repartir. Rien à faire. Je me reposai encore un instant à plat ventre, dans l'herbe. Cette herbe très verte, propre, fraîche, me semblait belle. Machinalement, j'en arrachai quelques brins et c'est alors que l'idée me vint d'en mordiller les racines blanches et tendres. Cela ne me parut pas mauvais et pas très différent de certains légumes qui se mangent crus, comme la salade. Et puis j'avais tellement faim ! Je déjeunai donc avec de l'herbe ce jour-là. Voilà un mode de ravitaillement auquel le maréchal Baugé n'a pas pensé... fort heureusement pour les coureurs qu'il lance, chaque année, sur la route.
Après ce repas plutôt frugal je repris cahin-caha la direction de Melun. La légère pente qui descend de la Table du Roi vers cette ville facilita ma tâche.
Le premier café venu me fournit un demi-setier de vin rouge dans lequel je trempai quatre sous de pain. Total de l'addition : huit sous. C'était un peu plus cher qu'à Paris où, à l'époque, on trouvait des dégustations de vin à quinze et même à dix centimes le demi-setier.
Grâce aux organes encore tout neufs que je possédais dans ce temps-là, j'assimilais vite et je connus bientôt un retour de vigueur qui me permit de rejoindre mes camarades vers Villeneuve-Saint-Georges, juste au moment où ils décidaient de collationner. Ils m'invitèrent et j'avoue sans fausse honte que j'acceptai avec un grand plaisir.
- Comment j'entretenais ma bicyclette -
Ça, c'était un problème et il se posait souvent. Je disposais de moyens extrêmement limités, je l'ai déjà dit, et il me fallait trouver seul l'argent nécessaire à l'entretien et aux réparations de mon vélo sans léser qui que ce fût.
Mon père n'étant plus, nous ne pouvions, ma mère et moi, conserver la place de concierge que nous occupions quai de Béthune. A cause de ce changement de situation, ma mère avait repris son ancien métier de cuisinière. Par parenthèse, elle était un cordon bleu dans toute l'acception du terme, et si je suis resté gourmand, c'est bien de sa faute tant elle me préparait de bons plats.
Son emploi l'obligeant à s'absenter tout le jour, elle plaça mon frère en pension chez un oncle. Je ne pouvais plus rentrer déjeuner à la maison, mais l'inconvénient était de peu d'importance. Je n'étais plus un gamin, j'avais seize ans.
Après avoir essayé de plusieurs restaurants populaires, rue Tiquetonne notamment et rue des Francs-Bourgeois, afin de trouver le moins cher du quartier, j'avais fixé mon choix sur un établissement de la rue du Temple. La note de mon repas y variait entre 0 fr. 65 et 0 fr. 75. A cette époque, dans les bons restaurants ouvriers, on déjeunait pour 1 franc ou 1 fr. 10. Rue de Rivoli, avec des serviettes sur la table, ça coûtait 1 fr. 50, mais je ne suis jamais entré là, je passais simplement devant et avec quels regards d'envie! C'est là, bien certainement, un des plus mauvais souvenirs de ma jeunesse, qui n'a pas été celle d'un enfant gâté.
A faire de belles randonnées le dimanche, mon vélo s'usait. Vous tous qui roulez pour votre plaisir, vous savez aussi bien que moi ce que c'est qu'une enveloppe à changer, une pédale à réparer, une selle qui se détraque, etc. Je n'osais rien demander à ma mère, car elle n'aimait pas la bicyclette. Je ne gagnais pas grand'chose, elle non plus et parfois, la mort dans l'âme, il me fallut ranger mon vélo faute de pouvoir m'en servir.
Au temps où nous étions concierges, je faisais quelques courses, quelques corvées pour les locataires. Les étrennes aussi m'aidaient un peu. Maintenant il fallait se débrouiller. Quel cauchemar !
- Je prends un parti héroïque -
A force de chercher une idée, d'établir des combinaisons, il me vint un trait de lumière :
— Si je ne mangeais pas à midi, pensai-je, je réaliserais chaque jour une sérieuse économie.
J'étais content comme tout d'avoir imaginé cela et j'établis aussitôt mon nouveau budget. Sur les 0 fr. 70 que ma mère me laissait chaque matin, je prélevai un sou pour mon journal le Vélo (un peu plus tard, ce fut l' Auto-Vélo) puis deux sous pour mon pain et un sou de tabac. Je fumais, en effet. C'était une petite satisfaction que je m'offrais pour m'aider à supporter mes privations.
Pour un sou, j'avais trois cigarettes. Avec deux sous de tabac, j'en fabriquais sept plus grosses. Je gagnais donc une cigarette tous les deux jours et, chaque semaine, c'était un sou qui retournait à la caisse. Au total, il me restait 0 fr. 50 par jour, soit 3 francs de boni par semaine.
Je rognais encore sur le vin du soir. Ma mère me payait une bouteille tous les deux jours, j'en achetais une tous les quatre jours et coupais mon vin avec de l'eau. J'aurais bien supprimé le vin tout à fait, mais je craignais que l'épicière ne se plaignît à la maison. Si ma mère avait soupçonné les privations que je m'imposais, elle y aurait mis un frein et alors que serait-il advenu de ma passion pour la bicyclette ?
Vous pourriez croire que ne déjeunant pas, je me rattrapais le soir venu. Erreur, je faisais, au contraire, bien attention à ne pas trop manger afin que mon appétit ne fût pas remarqué.
Quand midi arrivait, je quittais l'atelier comme tout le monde et me dirigeais vers la rue du Temple. Quand il pleuvait, les stores des marchands de vin, les passages, le marché du Temple m'abritaient. Alors, à l'écart dans un coin, je lisais mon Vélo, que dis-je, je l'apprenais par cœur. Vous auriez pu me demander de réciter les noms des villes et villages des itinéraires de Paris-Roubaix, Bordeaux-Paris et même les noms des coureurs inscrits dans ces grandes épreuves.
Quand le temps était beau, j'allais faire le lézard sur un banc du square du Temple et me reposais. Quand le temps était froid, je ressentais davantage la faim. Je me laissais quelquefois tenter par un cornet de « frites » de deux sous. C'était une défaillance de volonté, mais qui donc ne la comprendra chez le gosse que j'étais encore ! Il m'est arrivé souvent, du reste, de résister au dernier moment et de remettre les deux sous dans mon porte-monnaie en songeant qu'il me faudrait les récupérer ensuite pour ne pas me mettre en retard sur le temps que je m'étais fixé. Mais oui, mon petit calepin était là dans ma poche avec son tableau d'économies projetés, semaine par semaine, pour réaliser l'achat des pièces indispensables à mon vélo.
J'allais ensuite m'abriter au bazar de l'Hôtel de Ville, où je circulais lentement, avec plaisir, dans la bonne chaleur. Je me renseignais sur les prix des divers accessoires. Là encore, vous auriez pu me questionner. J'étais aussi bien renseigné que les vendeurs.
Non seulement je ne réalisais pas avec retard les économies que je m'imposais, mais, le plus souvent, je me trouvais en avance. Quand la patronne m'envoyait chez le métreur, rue du Montparnasse, elle me payait l'omnibus Filles-du-Calvaire - Gare - Montparnasse, soit aller et retour, trente centimes sur l'impériale. Je fourrais les six sous dans ma poche et, pour qu'il ne fût pas dit que je volais mes patrons, j'empruntais exactement l'itinéraire du lourd véhicule à trois chevaux. Au lieu de monter sur l'impériale, je courrais derrière l'omnibus. Ce n'était pas une performance extraordinaire pour un garçon de mon âge car ces grosses guimbardes de jadis n'allaient pas vite comparativement aux autobus actuels et c'était encore une façon de m'entraîner. Et puis, j'avais l'instinct de lutter toujours contre quelque chose.
Où je me trouvais bien ennuyé, c'était lors de mes déplacements avec les ouvriers. Là, rien à faire pour économiser, il fallait suivre la foule. Quelquefois, même; je devais ajouter quelques centimes à mes quatorze sous quotidiens. Heureusement, le patron réglait nos additions au restaurant.
Une autre bataille terrible à soutenir, c'était celle qui consistait à ne pas me laisser entraîner dans des frais d'apéritifs par les ouvriers de passage, embauchés à l'atelier pour un coup de main.
Pendant combien de temps ai-je ainsi jeûné? Autant qu'il m'en souvienne, c'est vers 1900 que je commençai ce régime et en 1903, alors que je gagnais assez bien ma vie et que je courais en quatrième catégorie, j'avais recours à ce procédé chaque fois que je me trouvais à court d'argent. Jamais je n'ai emprunté un centime à qui que ce soit. L'idée ne m'en est même jamais venue. Toute ma vie je n'ai compté que sur moi-même.
Chap.4 - J'approche le monde des courses
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